Albert Camus

… ceux qu’un grand amour détourne de toute vie personnelle s’enrichissent peut-être, mais appauvrissent à coup sûr ceux que leur amour a choisis.

2 thoughts on “Albert Camus

  1. s.A

    L’homme absurde

    par Albert Camus

    … Là encore, il y a plusieurs façons de se suicider dont l’une est le don total et l’oubli de sa propre personne. Don Juan, autant qu’un autre, sait que cela peut être émouvant. Mais il est un des seuls à savoir que l’important n’est pas là. Il le sait aussi bien : ceux qu’un grand amour détourne de toute vie personnelle s’enrichissent peut-être, mais appauvrissent à coup sûr ceux que leur amour a choisis. Une mère, une femme passionnée, ont nécessairement le coeur sec, car il est détourné du monde. Un seul sentiment, un seul être, un seul visage, mais tout est dévoré. C’est un autre amour qui ébranle Don Juan, et celui-là est libérateur. Il apporte avec lui tous les visages du monde et son frémissement vient de ce qu’il se connaît périssable. Don Juan a choisi d’être rien.
    Il s’agit pour lui de voir clair. Nous n’appelons amour ce qui nous lie à certains êtres que par référence à une façon de voir collective et dont les livres et les légendes sont responsables. Mais de l’amour, je ne connais que ce mélange de désir, de tendresse et d’intelligence qui me lie à tel être. Ce composé n’est pas le même pour tel autre. Je n’ai pas le droit de recouvrir toutes ces expériences du même nom. Cela dispense de les mener des mêmes gestes. L’homme absurde multiplie encore ici ce qu’il ne peut unifier. Ainsi découvre-t-il une nouvelle façon d’être qui le libère au moins autant qu’elle libère ceux qui l’approchent. Il n’y a d’amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier. Ce sont toutes ces morts et toutes ces renaissances qui font pour Don Juan la gerbe de sa vie. C’est la façon qu’il a de donner et de faire vivre. Je vous laisse à juger si l’on peut parler d’égoïsme.

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    Non, dit le conquérant, ne croyez pas que pour aimer l’action, il m’ait fallu désapprendre à penser. Je puis parfaitement au contraire définir ce que je crois. Car je le crois avec force et je le vois d’une vue certaine et claire. Méfiez-vous de ceux qui disent : Ceci, je le sais trop pour pouvoir l’exprimer. Car s’ils ne le peuvent, c’est qu’ils ne le savent pas ou que, par paresse, ils se sont arrêtés à l’écorce.
    Je n’ai pas beaucoup d’opinions. A la fin d’une vie, l’homme s’aperçoit qu’il a passé des années à s’assurer d’une seule vérité. Mais une seule, si elle est évidente, suffit à la conduite d’une existence. …

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    Oui l’homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. S’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie. Maintenant, je le sais de reste. Les conquérants parlent quelquefois de vaincre et surmonter. Mais c’est toujours « se surmonter » qu’ils entendent. Vous savez bien ce que cela veut dire. Tout homme s’est senti l’égal d’un dieu à certains moments. C’est ainsi du moins qu’on le dit. Mais cela vient de ce que, dans un éclair, il a senti l’étonnante grandeur de l’esprit humain. Les conquérants sont seulement ceux d’entre les hommes qui sentent assez leur force pour être sûrs de vivre constamment à ces hauteurs et dans la pleine conscience de cette grandeur. C’est une question d’arithmétique, de plus ou de moins. Les conquérants peuvent le plus. Mais ils ne peuvent pas plus que l’homme lui-même, quand il le veut. C’est pourquoi ils ne quittent jamais le creuset humain, plongeant au plus brûlant dans l’âme des révolutions.
    Ils y trouvent la créature mutilée, mais ils y rencontrent aussi les seules valeurs qu’ils aiment et qu’ils admirent, l’homme et son silence. C’est à la fois leur dénuement et leur richesse. Il n’y a qu’un seul luxe pour eux c’est celui des relations humaines. Comment ne pas comprendre que dans cet univers vulnérable, tout ce qui est humain et n’est que cela prend un sens plus brûlant ? Visages tendus, fraternité menacée, amitié si forte et si pudique des hommes entre eux, ce sont les vraies richesses puisqu’elles sont périssables. C’est au milieu d’elles que l’esprit sent le mieux ces pouvoirs et ses limites. C’est-à-dire son efficacité. Quelques uns ont parlé de génie. Mais le génie, c’est bien vite dit, je préfère l’intelligence. Il faut dire qu’elle peut être alors magnifique. Elle éclaire ce désert et le domine. Elle connaît ses servitudes et les illustre. Elle mourra en même temps que ce corps. Mais le savoir, voilà la liberté.

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  2. s.A

    Une mère, une femme passionnée, ont nécessairement le cœur sec, car il est détourné du monde. Un seul sentiment, un seul être, un seul visage, mais tout est dévoré. C’est un autre amour qui l'ébranle, et celui-là est libérateur.

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