Damien Theillier

Pour Tocqueville, l’égalité des conditions, constitutive de la démocratie, fait naître la « tyrannie de la majorité » et « l’amour des jouissances matérielles », deux menaces pour la liberté et la responsabilité politique du citoyen.

5 thoughts on “Damien Theillier

  1. shinichi Post author

    Tocqueville, prophète de la démocratie despotique

    Pour Tocqueville, l’égalité des conditions, constitutive de la démocratie, fait naître la « tyrannie de la majorité » et « l’amour des jouissances matérielles », deux menaces pour la liberté et la responsabilité politique du citoyen.

    Par Damien Theillier

    https://www.contrepoints.org/2012/09/15/97415-tocqueville-prophete-de-la-democratie-despotique

    La crainte du désordre et l’amour du bien-être [portent] insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les particuliers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits. — Alexis de Tocqueville

    L’analyse de la démocratie par Tocqueville ne fait que prolonger en un sens la distinction de Constant entre la liberté des anciens et celle des modernes. Dans un article de 1836 (« État social et politique de la France avant et depuis 1789 »), Tocqueville établit une comparaison méthodique entre la liberté aristocratique et la liberté démocratique. La première se définit comme « la jouissance d’un privilège » et Tocqueville de citer en exemple le citoyen romain qui tient sa liberté non de la nature mais de son appartenance à Rome. La seconde notion, qui est « la notion juste de la liberté », consiste dans un « droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables. » Cette notion moderne de la liberté n’est donc pas comme la première une notion politique, elle se fonde sur le droit naturel et elle est « juste » parce qu’elle s’étend également à tout homme. Ainsi c’est le fait que la liberté soit égale pour tous qui constitue le changement le plus radical. Autrement dit, ce qui est nouveau, ce n’est pas la liberté mais l’égalité.

    LA DÉMOCRATIE COMME ÉGALISATION DES CONDITIONS

    En 1841, dans La Démocratie en Amérique, Tocqueville analyse ce principe démocratique qui s’affirme par l’égalisation des conditions contre la hiérarchie des classes et l’autorité des traditions. Car les sociétés aristocratiques sont des sociétés fortement hiérarchisées, elles sont donc fondées sur des liens de dépendance et d’obéissance. C’est la relation de maître à serviteur qui prédomine.

    Dans cette égalité des conditions, qui définit selon Tocqueville la démocratie, il y a toujours des riches et des pauvres mais le riche peut devenir pauvre et le pauvre devenir riche. Il n’y a plus de classes sociales rigides, les hommes se ressemblent de plus en plus et deviennent de plus en plus indépendants les uns des autres.

    Un texte éclairant à cet égard est celui consacré à l’influence de la démocratie sur les rapports du serviteur et du maître. Leur relation est provisoire et contractuelle. On ne naît plus serviteur. Le maître et le serviteur deviennent étrangers l’un à l’autre, il n’y a plus entre eux de lien de nature comme un père avec son fils.

    L’HOMO DEMOCRATICUS

    Tocqueville, le despotisme démocratiqueMais paradoxalement, constate-t-il, cette idée démocratique tend à produire de mauvais effets. Plus les hommes deviennent égaux, plus ils deviennent semblables et moins ils se sentent liés les uns aux autres. L’égalité fait donc apparaître une manière d’être radicalement nouvelle que l’auteur décrit de plusieurs façons.

    Il s’agit d’abord d’un conformisme que Tocqueville nomme « tyrannie de la majorité ». En effet, l’égalité tend à dissoudre l’idée de supériorité naturelle ainsi que l’influence des traditions, ou des anciens. L’homme démocratique en vient à considérer que son opinion vaut celle de tout autre et qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur parole. Chacun veut donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre raison. Mais en se repliant sur lui-même, il sent sa faiblesse et son isolement et il se tourne alors naturellement vers la masse en pensant que la vérité réside dans le plus grand nombre. Les points de vue minoritaires sont alors combattus comme ennemis de la démocratie.

    Il y a une autre conséquence de l’égalité des conditions, ce que Tocqueville nomme « individualisme », c’est-à-dire le « désintérêt pour les affaires publiques » et « l’amour des jouissances matérielles ». Il définit l’individualisme comme un sentiment d’autosuffisance qui conduit le citoyen à s’isoler de la masse et à se replier sur lui-même, sans lien qui le rattache aux autres.

    Or ce processus d’égalisation constitue une menace pour la liberté et la responsabilité politique du citoyen. Quelle est cette menace ? Le conformisme et l’individualisme rendent les hommes « apathiques » et les prépare à consentir au despotisme. Ils sont prêts à sacrifier leur liberté à leur tranquillité, à leurs « petits et vulgaires plaisirs ». Ce n’est pas une tyrannie qui reposerait sur le caprice du gouvernant ni un despotisme classique qui reposerait sur la force brutale.

    Selon Tocqueville, la passion égalitaire conduit les hommes à étendre indéfiniment le champ de la politique. Les sociétés démocratiques sont envieuses, elles demandent à l’État de protéger toujours davantage leur bien-être, au prix d’un sacrifice de leur liberté. Tocqueville décrit admirablement ce phénomène et anticipe avec lucidité l’accroissement indéfini et inéluctable de l’État. Ce dernier finit par prendre en charge et par contrôler toutes les sphères de la vie économique et sociale.

    DÉMOCRATIE ET SOCIALISME

    En 1848, aux côtés de Bastiat, Tocqueville prend position contre l’inscription du droit au travail dans la Constitution. À cette occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet de discours, il écrit dans ses notes :

    N’y a-t-il pas quelques traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres doctrines ? Oui, trois :
    1. Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous toutes ses formes.
    2. Atteinte directe ou indirecte à la propriété individuelle.
    3. Mépris de l’individu. Défiance profonde de la liberté humaine. »

    Et Tocqueville de poursuivre :

    Partout où ces trois caractères sont réunis, là est le socialisme. Le socialisme ainsi entendu, ce n’est pas une modification de la société que nous connaissons. Les socialistes pour se faire bien voir, prétendent être les continuateurs, les héritiers légitimes de la Révolution française, les apôtres par excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever. […] Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez continuer son œuvre, vous faites quelque chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu’elle avait détruites. […] La démocratie et le socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie c’est l’égalité dans l’indépendance, la liberté, le socialisme, c’est l’égalité dans la contrainte, la servitude. (A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in O.C. t. IX)

    Tocqueville, on le voit, oppose les principes de 89, libéraux, à ceux de 93, collectivistes et totalitaires. La République n’a pas, ne peut pas avoir à charge d’assurer le bien-être à chaque citoyen. Elle ne doit à chacun que les lumières et la liberté. Et l’auteur de La Démocratie en Amérique nous met en garde : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. »

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  2. shinichi Post author

    トックビルによれば、平等主義への情熱は、人を無期限に政治の分野に拡大させることになる。

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  3. shinichi Post author

    Tyrannie de la majorité

    La tyrannie de la majorité est une conséquence indésirable de la démocratie par laquelle une majorité démocratique peut opprimer une minorité si la démocratie n’est pas accompagnée de la reconnaissance de certains droits pour protéger les minorités. Ces risques ont en particulier été évoqués par les penseurs libéraux.

    **

    多数派による専制政治
    数の暴力

    数の暴力(tyranny of the majority)とは、ある集団が、特定の思想において大多数の支持を得ていることをもって、その集団が絶対的な正義であると錯覚することで(衆人に訴える論証)、自分達の思想に賛同しない、または賛同出来ない他の少数派の集団を排除・批判・抑圧することを指す。

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  4. shinichi Post author

    Benjamin Constant

    Le philosophe franco-suisse Benjamin Constant est l’un des premiers à mettre en avant ce risque dans ses Principes de politique (1806), tout en défendant la nécessité d’un régime représentatif :

    « L’erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul, en possession d’un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’ont songé qu’à le déplacer[1]. »

    Alexis de Tocqueville

    Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), Alexis de Tocqueville traite du risque de la tyrannie de la majorité (ou « despotisme de la majorité »)[2]. Il affirme :

    « Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance. On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèce d’autorité dans son sein. Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu’elle nuit singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde “le despotisme de la majorité”[2]. »

    Il ajoute :

    « Mais la majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien[3]. »

    « Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques[4]. »

    Pour conclure :

    « Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs[5]. »

    Herbert Spencer

    Dans Le Droit d’ignorer l’État (1850), Herbert Spencer pointe également ce problème :

    « Des superstitions politiques auxquelles il a été fait allusion précédemment, aucune n’est aussi universellement répandue que l’idée selon laquelle les majorités seraient toutes-puissantes. »

    Il développe ainsi à travers des exemples :

    « Supposez un instant que, frappée de quelque panique malthusienne, une puissance législative représentant dûment l’opinion publique projetât d’ordonner que tous les enfants à naître durant les dix années futures soient noyés. Personne pense-t-il qu’un tel acte législatif serait défendable ? Sinon, il y a évidemment une limite au pouvoir d’une majorité. Supposez encore que de deux races vivant ensemble – Celtes et Saxons par exemple, – la plus nombreuse décidât de faire des individus de l’autre race ses esclaves. L’autorité du plus grand nombre, en un tel cas, serait-elle valide ? Sinon, il y a quelque chose à quoi son autorité doit être subordonnée. Supposez, une fois encore, que tous les hommes ayant un revenu annuel de moins de 50 livres sterling résolussent de réduire à ce chiffre tous les revenus qui le dépassent et d’affecter l’excédent à des usages publics. Leur résolution pourrait-elle être justifiée ? Sinon, il doit être une troisième fois reconnu qu’il est une loi à laquelle la voix populaire doit déférer. Qu’est-ce donc que cette loi, sinon la loi de pure équité, – la loi d’égale liberté ? Ces limitations, que tous voudraient mettre à la volonté de la majorité, sont exactement les limitations fixées par cette loi. Nous nions le droit d’une majorité d’assassiner, d’asservir ou de voler, simplement parce que l’assassinat, l’asservissement et le vol sont des violations de cette loi, – violations trop flagrantes pour être négligées. Mais si de grandes violations de cette loi sont iniques, de plus petites le sont aussi. Si la volonté du grand nombre ne peut annuler le premier principe de moralité en ces cas-là, non plus elle ne le peut en aucun autre. De sorte que, quelque insignifiante que soit la minorité et minime la transgression de ses droits qu’on se propose d’accomplir, aucune transgression de ce genre ne peut être permise[6]. »

    Puis d’affirmer clairement :

    « La domination du grand nombre par le petit nombre, nous l’appelons tyrannie : la domination du petit nombre par le grand nombre est tyrannie aussi, mais d’une nature moins intense[6]. »

    John Stuart Mill

    Influencé par Tocqueville, John Stuart Mill affirme dans son ouvrage De la liberté (1859), que « la tyrannie de la majorité » est l’un des maux contre lesquels la société doit se protéger. Il affirme : « La volonté du peuple signifie en pratique la volonté du plus grand nombre […] Il est donc possible que les « gens du peuple » soient tentés d’opprimer une partie des leurs ; aussi est-ce un abus de pouvoir dont il faut se prémunir au même titre qu’un autre. C’est pourquoi il demeure primordial de limiter le pouvoir du gouvernement sur les individus […] Ainsi range-t-on aujourd’hui, dans les spéculations politiques, la tyrannie de la majorité au nombre de ces maux contre lesquels la société doit se protéger[7]. »

    Isaiah Berlin

    Dans l’introduction d’Éloge de la liberté (1958) (ouvrage dans lequel se trouve la distinction de l’auteur entre la « liberté positive » et la « liberté négative »), Isaiah Berlin affirme :

    « Certains de mes critiques protestent avec indignation à l’idée qu’un homme puisse, en ce sens, avoir une plus grande liberté “négative” sous la férule d’un despote tolérant ou inefficace que sous une intraitable démocratie égalitariste. Mais assurément, Socrate aurait eu plus de liberté — d’expression et même d’action — si, comme Aristote, il avait fui Athènes et sa démocratie, au lieu d’en accepter les lois, bonnes et mauvaises, édictées et appliquées par lui et ses concitoyens. De même, un homme peut se sentir étouffé dans une démocratie authentiquement et vigoureusement “participative” à cause des pressions sociales ou politiques qu’elle engendre et choisir de vivre sous un climat où il y a peut-être moins de participation à la vie publique, mais plus de place pour la vie privée, des formes d’organisation sociale moins dynamiques, moins grégaires, mais aussi moins de surveillance. Cela peut paraître inadmissible pour ceux qui considèrent qu’avoir peu de goût pour la chose publique ou la société est le signe d’un malaise ou d’une profonde aliénation, mais les tempéraments diffèrent, et trop d’enthousiasme pour des normes collectives peut conduire à l’intolérance et au mépris de la vie intérieure de chacun. »[citation nécessaire]

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