Emmanuel Todd

Conscient, subconscient et inconscient des sociétés : économie et politique, éducation, famille et religion
Un modèle simplifié pastichant une topique freudienne permet de procéder à une représentation par couches des sociétés humaines et de leur mouvement. À la surface de l’histoire, nous trouvons ce qui est conscient, l’économie des économistes, dont les médias nous parlent quotidiennement, dont l’orthodoxie néolibérale nous assure, en un bizarre retournement du marxisme, qu’elle est déterminante. La politique relève aussi du conscient bien sûr, on pourrait même dire du bruyant.
Plus en profondeur, nous trouvons un subconscient de la société, l’éducation, couche dont les citoyens et les commentateurs peuvent percevoir l’importance quand ils pensent à leur vie réelle, mais dont l’orthodoxie se refuse à admettre pleinement le caractère déterminant, l’action puissante sur la couche consciente. Les parents savent bien que le destin de leurs enfants – réussite, survie ou naufrage économique – dépendra de leur performance scolaire. Chacun peut sans peine concevoir qu’une société efficace sur le plan éducatif réussira économiquement. Les succès scolaires finlandais ou coréens expliquent des trajectoires économiques exceptionnelles. Dans la mesure où l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a fait de la com-paraison des performances éducatives des nations une de ses pré-occupations statistiques, on peut affirmer que le subconscient n’est désormais plus très loin du conscient, même si cette bureaucratie intellectuelle a du mal à admettre que la performance éducative dépend davantage des traditions religieuses et familiales que de l’investissement économique.
Car, plus en profondeur encore, il y a le véritable inconscient des sociétés, la famille et la religion, en leur interaction complexe.

2 thoughts on “Emmanuel Todd

  1. shinichi Post author

    Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine

    de Emmanuel Todd

    De l’émergence d’homo sapiens à nos jours, cette brève histoire de l’humanité est délibérément tournée vers l’intelligence du monde tel qu’il se recompose sous nos yeux.

    Or, c’est dans les profondeurs les moins conscientes de la vie sociale, celles auxquelles Emmanuel Todd a consacré sa vie de chercheur, que gît l’explication de ce qui nous apparaît aujourd’hui comme le grand désordre du monde.

    Il s’agit ainsi de saisir la dynamique de longue durée des systèmes familiaux, l’articulation de ces systèmes avec la religion et l’idéologie, d’explorer les ruptures induites par le progrès éducatif si l’on veut comprendre l’effet de divergence qui affecte les nations avancées : le paradoxe d’un homo americanus simultanément innovateur et archaïque, le phénomène Trump, le manque de réalisme des volontés de puissance allemande et chinoise, l’efficacité russe, la renonciation japonaise. Cette plongée dans les profondeurs inconscientes de la vie sociale permet aussi d’expliquer les récentes métamorphoses de l’Europe et le Brexit.

    Cette revisitation magistrale de l’histoire de l’humanité nous permet finalement d’apercevoir en toute lucidité ce qui nous attend demain.

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  2. shinichi Post author

    Introduction

    Différenciation des structures familiales et inversion de l’histoire

    ++

    Un étrange sentiment d’impuissance règne en Occident, dans le contexte d’une révolution technologique qui semblait au contraire rendre tout possible. Marchandises, images et paroles circulent librement et rapidement. Nous sentons venir une révolution médicale qui permettra un allongement prodigieux de la vie humaine. Les rêves prométhéens s’enchaînent. Entre 1999 et 2014, la proportion d’utilisateurs d’Internet dans le monde est passée de 5 % à 50 %. Les pays ont été transformés en villages et les continents en cantons.

    Dans les pays les plus développés pourtant, le sentiment d’un déclin et d’une incapacité à l’enrayer se répand. Aux États-Unis, le revenu médian des ménages est tombé, durant la même période, de 57 909 à 53 718 dollars. La mortalité des Américains blancs de 45-54 ans a augmenté. La révolte de l’électorat blanc a conduit, en novembre 2016, à l’élection d’un candidat improbable, inquiétant, Donald Trump.

    De diverses manières, les autres démocraties semblent suivre l’Amérique sur cette trajectoire économique et sociale régressive. La montée des inégalités et la baisse du niveau de vie des jeunes générations sont des phénomènes presque universels. Des formes politiques populistes d’un genre nouveau se dressent un peu partout contre l’élitisme des classes supérieures. Nous sentons toutefois des variantes dans ces imitations. Tandis que le Japon semble vouloir se replier sur lui-même, l’Europe, désormais pilotée par l’Allemagne, se transforme en un immense système hiérarchique, plus fanatique encore que les États-Unis de la globalisation économique.

    Il n’y a pas de mystère économique

    L’explication économique de ces phénomènes est aisée. L’analyse critique en a largement fait le tour depuis le début des années 1990. Le libre-échange et le libre mouvement du capital, s’ils permettent une remontée du taux de profit, entraînent aussi une dépression des revenus ordinaires, une progression des inégalités, une insuffisance de la demande globale, ici planétaire, et, au terme d’une course folle, le retour des crises économiques. Bien loin d’être émancipé par la technique, l’homme du monde le plus avancé repasse donc sous le joug. Insécurité de l’emploi, baisse du niveau de vie, allant parfois jusqu’à celle de l’espérance de vie : notre modernité ressemble fort à une marche vers la servitude. Pour qui a connu le rêve d’émancipation des années 1960, le basculement, en une génération à peine, est stupéfiant.

    Ceux qui s’intéressent à la mécanique économique de ces phénomènes disposent d’une abondante littérature. Citons, par exemple, les livres de Joseph Stiglitz, Paul Krugman et de Thomas Piketty pour la dynamique de l’inégalité et ses effets dépressifs. Notons que certains économistes ont mené leur discipline à ses limites : James Galbraith en révélant que les ultralibéraux comptaient désormais beaucoup sur l’État pour s’enrichir, Pierre-Noël Giraud en démontrant que la logique de l’homo oeconomicus pouvait conduire à affirmer l’existence, ici et là, d’« hommes inutiles ».

    Reste que la plupart des économistes issus de l’establishment sont faibles, inexistants même parfois, dans la critique du libre-échange. Ils n’osent pas suggérer sa modération par quelques mécanismes de contrôle. Trop d’audace mettrait en péril leur position dans l’Université, ou pire, dans le système de distribution des prix de la profession. Cette passivité n’est pas une grande perte théorique. Nous trouvons tout ce qu’il faut sur les effets réels du libre-échange dans le Système national d’économie politique de Friedrich List, qui date de… 1841, ouvrage classique auquel nous pouvons ajouter quelques articles de Keynes et un livre plus récent de Ha-joon Chang, un Coréen installé à Cambridge, en Angleterre. Dans L’Illusion économique, j’avais souligné en 1997 l’effet dépressif du commerce non régulé sur une économie globalisée. Nous pouvons aussi nous rappeler, tout simplement, qu’Adam Smith n’envisageait pas dans La Richesse des nations un déchaînement libre-échangiste qui nierait la réalité des nations et de leurs intérêts supérieurs.

    En dépit de la qualité de tous ces travaux, il nous faut admettre que la régression du monde avancé n’est pas, en tant que phénomène purement économique, un sujet d’étude bien intéressant. Ce qui ne cesse de me fasciner en revanche, c’est le sentiment d’impuissance qui persiste malgré l’effort de compréhension : nous disposons du diagnostic mais ne faisons rien, nous assistons passivement au déroulement de la séquence économique.

    La grande récession avait donné, en 2008-2009, l’impression qu’un retour à un mode d’action de type keynésien lié à la restauration de barrières tarifaires était nécessaire. L’insuffisance de la demande est en effet la préoccupation centrale de la fameuse Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, et un minimum de bon sens conduit à la conclusion que, sans protectionnisme, la relance intérieure finit par fabriquer de la demande pour les voisins plutôt que pour soi-même. Les journaux américains, anglais ou français ont un court moment communié dans la célébration du « come-back » de Keynes. Robert Skidelsky, le plus grand de ses biographes, écrivit même un Keynes. The Return of the Master.

    Dès les années 2010-2015, pourtant, nous avons dû constater l’éva-poration de cette lucidité. Durant les élections américaines de 2016, l’irruption du débat sur le libre-échange et le protectionnisme, porté par Bernie Sanders et Donald Trump, a donc pris journalistes et politiques de l’establishment par surprise et mis les économistes labellisés fort en colère. 16 Prix Nobel et 200 membres des plus prestigieuses universités américaines ont ainsi pétitionné contre Trump et en faveur du libre-échange, sans d’ailleurs parvenir à convaincre un peuple américain dont les conditions de vie, insensibles aux beautés de la théorie, se dégradaient. Comment expliquer aujourd’hui le retard intellectuel persistant des élites spécialisées qui, aux États-Unis et en Europe, après avoir nié les effets mortifères du libre-échange, nient désormais l’élection de Trump ? Comment expliquer ce refus multidimensionnel de la réalité du monde, par des gens sérieux qui ont fait de bonnes études ? Voilà le vrai mystère.

    Entre 2010 et 2016, donc, la marche à l’inégalité a repris son cours et l’insuffisance mondiale de la demande est toujours plus menaçante. Le taux de croissance des pays émergents a baissé, pour tendre vers zéro au Brésil. La Chine elle-même, usine du monde, suffoque dans une pollution industrielle digne du XIXe siècle et oscille au bord du gouffre, sur le point de s’enfoncer dans une crise aux conséquences géopolitiques incalculables. Dans ce monde économique qui patauge, et dont les systèmes politiques se détraquent, on nous avertit, un peu plus chaque jour, que le populisme menace nos « valeurs » et que nous devons les défendre. Mais quelles valeurs, au fond ? L’inégalité ? La pauvreté ? L’insécurité ? Ah non, pardon, la « démocratie libérale », concept désormais creux, vidé de ses valeurs fondatrices, que furent la souveraineté du peuple, l’égalité des hommes et leur droit au bonheur.

    Ce que nous devons expliquer n’est donc pas à strictement parler d’ordre économique. C’est bien plutôt l’impossibilité d’une prise de conscience réelle, c’est-à-dire suivie d’action, que l’historien du présent doit comprendre. Mais il nous faut, pour y parvenir, admettre que le mouvement de l’histoire ne se limite pas à la sphère économique et que certaines transformations vitales se produisent dans des couches plus profondes de la vie sociale.

    Les structures que je vais évoquer sont banales, évidentes même, mais nous allons devoir admettre qu’elles sont plus déterminantes encore pour l’action des hommes que l’économie : l’éducation, la religion, la famille, la nation enfin, qui ne représente que la forme tardive et actuelle de l’appartenance au groupe, inclusion sans laquelle la vie d’homo sapiens n’a pas de sens.

    Je vais ici proposer une vision anthropologique de l’histoire, mais, je le précise d’emblée, sans professer le moindre mépris pour l’économie : la nullité des économistes issus de l’establishment, universitaires ou mercenaires de la banque, ne doit pas nous conduire à rejeter l’analyse économique. Gardons précieusement à l’esprit le postulat si utile de l’individu rationnel, cet homo oeconomicus égoïste, mais n’oublions jamais qu’homo oeconomicus n’agit pas dans le vide, que ses capacités et ses buts sont définis par le groupe, la famille, la religion et l’éducation. Il existe bien une logique des marchés. Il est même vrai, comme l’avait affirmé Bernard Mandeville en 1714 dans The Fable of the Bees : or, Private Vices and Public Benefits, que le capitalisme utilise ce qu’il y a de moins altruiste en l’homme, de pire au point de vue moral, pour faire fonctionner le système productif le plus efficace. Adam Smith a donné en 1776, dans The Wealth of Nations, une vision moins agressive de cette optimisation économique par agrégation des égoïsmes individuels. Mais justement, la problématique morale de Smith doit nous inciter à explorer les profondeurs d’une vie sociale plus vaste que celle qui est engagée par le système économique, là où se produisent les transformations mentales qui définissent les conditions du mouvement économique.

    La crise des pays avancés

    Il est tellement facile, en 2017, de montrer que l’immense boulever-sement du monde que nous avons sous les yeux, l’économie politique ne saurait le saisir. Pour le comprendre, nous nous en tiendrons aux pays les plus avancés. Les difficultés actuelles du Brésil et de la Chine nous débarrassent de l’illusion d’une histoire qui serait désormais déterminée par les pays en rattrapage. C’est aux États-Unis, en Europe, au Japon qu’ont été définies les règles du jeu de la globalisation économique. C’est cette « triade » qui a, depuis 1980, mis au travail les populations actives récemment alphabétisées du tiers-monde, écrasant ses propres salaires ouvriers et relevant globalement, c’est le cas de le dire, le taux de profit. La domination du monde avancé vieillissant s’exprime peut-être encore mieux par sa capacité à attirer des actifs formés ailleurs, pompant à sa périphérie, au gré de ses besoins, ouvriers, techniciens, informaticiens, infirmières, artistes et médecins, assurant ainsi sa propre survie par une véritable prédation démographique. Ce pillage des ressources humaines est beaucoup plus grave que celui des ressources naturelles, parce que, à une certaine échelle, il met en péril le développement des pays qui décollent en les privant de leurs cadres et de leurs classes moyennes.

    **

    Conscient, subconscient et inconscient des sociétés : économie et politique, éducation, famille et religion

    Un modèle simplifié pastichant une topique freudienne permet de procéder à une représentation par couches des sociétés humaines et de leur mouvement. À la surface de l’histoire, nous trouvons ce qui est conscient, l’économie des économistes, dont les médias nous parlent quotidiennement, dont l’orthodoxie néolibérale nous assure, en un bizarre retournement du marxisme, qu’elle est déterminante. La politique relève aussi du conscient bien sûr, on pourrait même dire du bruyant.

    Plus en profondeur, nous trouvons un subconscient de la société, l’éducation, couche dont les citoyens et les commentateurs peuvent percevoir l’importance quand ils pensent à leur vie réelle, mais dont l’orthodoxie se refuse à admettre pleinement le caractère déterminant, l’action puissante sur la couche consciente. Les parents savent bien que le destin de leurs enfants – réussite, survie ou naufrage économique – dépendra de leur performance scolaire. Chacun peut sans peine concevoir qu’une société efficace sur le plan éducatif réussira économiquement. Les succès scolaires finlandais ou coréens expliquent des trajectoires économiques exceptionnelles. Dans la mesure où l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a fait de la com-paraison des performances éducatives des nations une de ses pré-occupations statistiques, on peut affirmer que le subconscient n’est désormais plus très loin du conscient, même si cette bureaucratie intellectuelle a du mal à admettre que la performance éducative dépend davantage des traditions religieuses et familiales que de l’investissement économique.

    Car, plus en profondeur encore, il y a le véritable inconscient des sociétés, la famille et la religion, en leur interaction complexe.

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