Tout homme est un criminel qui s’ignore. Le criminel objectif est celui qui, justement, croyait être innocent. Son action, il la jugeait subjectivement inoffensive, ou même favorable à l’avenir de la justice. Mais on lui démontre qu’objectivement elle a nui à cet avenir. S’agit-il d’une objectivité scientifique ? Non, mais historique. Comment savoir si l’avenir de la justice est compromis, par exemple, par la dénonciation inconsidérée d’une injustice présente ? La véritable objectivité consisterait à juger d’après ceux des résultats qu’on peut scientifiquement observer, sur les faits et leur tendance. Mais la notion de culpabilité objective prouve que cette curieuse objectivité n’est fondée que sur des résultats et des faits accessibles seulement à la science de l’an 2000, au moins. En attendant, elle se résume clans une subjectivité interminable qui s’impose aux autres comme objectivité : c’est la définition philosophique de la terreur. Cette objectivité n’a pas de sens définissable, mais le pouvoir lui donnera un contenu en décrétant coupable ce qu’il n’approuve pas. Il consentira à dire, ou à laisser dire à des philosophes qui vivent hors de l’Empire, qu’il prend ainsi un risque au regard de l’histoire, tout comme l’a pris, mais sans le savoir, le coupable objectif. La chose sera jugée plus tard quand victime et bourreau auront disparu. Mais cette consolation ne vaut que pour le bourreau, qui justement n’en a pas besoin. En attendant, les fidèles sont conviés régulièrement à d’étranges fêtes où, selon des rites scrupuleux, des victimes pleines de contrition sont offertes en offrande au dieu historique.
L’Homme révolté
par Albert Camus
Tout homme est un criminel qui s’ignore. Le criminel objectif est celui qui, justement, croyait être innocent. Son action, il la jugeait subjectivement inoffensive, ou même favorable à l’avenir de la justice. Mais on lui démontre qu’objectivement elle a nui à cet avenir. S’agit-il d’une objectivité scientifique ? Non, mais historique. Comment savoir si l’avenir de la justice est compromis, par exemple, par la dénonciation inconsidérée d’une injustice présente ? La véritable objectivité consisterait à juger d’après ceux des résultats qu’on peut scientifiquement observer, sur les faits et leur tendance. Mais la notion de culpabilité objective prouve que cette curieuse objectivité n’est fondée que sur des résultats et des faits accessibles seulement à la science de l’an 2000, au moins. En attendant, elle se résume clans une subjectivité interminable qui s’impose aux autres comme objectivité : c’est la définition philosophique de la terreur. Cette objectivité n’a pas de sens définissable, mais le pouvoir lui donnera un contenu en décrétant coupable ce qu’il n’approuve pas. Il consentira à dire, ou à laisser dire à des philosophes qui vivent hors de l’Empire, qu’il prend ainsi un risque au regard de l’histoire, tout comme l’a pris, mais sans le savoir, le coupable objectif. La chose sera jugée plus tard quand victime et bourreau auront disparu. Mais cette consolation ne vaut que pour le bourreau, qui justement n’en a pas besoin. En attendant, les fidèles sont conviés régulièrement à d’étranges fêtes où, selon des rites scrupuleux, des victimes pleines de contrition sont offertes en offrande au dieu historique.