Au lieu de former des athlètes, nous devons former des hommes modernes. Et les hommes modernes ont besoin d’équilibre nerveux, d’intelligence, de résistance à la fatigue et d’énergie morale, plus que de puissance musculaire. L’acquisition de ces qualités ne peut pas se faire sans effort et sans lutte. C’est-à-dire sans l’aide de tous les organes. Elle demande aussi que l’être humain ne soit pas exposé à des conditions de vie auxquelles il est inadaptable. On dirait qu’il n’y a pas d’accommodation possible à l’agitation incessante, à la dispersion intellectuelle, à l’alcoolisme, aux excès sexuels précoces, au bruit, à la contamination de l’air, à l’adultération des aliments. S’il en est ainsi, il sera indispensable de modifier notre mode de vie et notre milieu, même au prix d’une révolution destructive. Après tout, la civilisation a pour but, non pas le progrès de la science et des machines, mais celui de l’homme.
L’Homme, cet inconnu
par Alexis Carrel
CHAPITRE VI
LES FONCTIONS ADAPTIVES
XIII
NÉCESSITÉ DE L’ACTIVITÉ DES FONCTIONS ADAPTIVES POUR LE DÉVELOPPEMENT OPTIMUM DES ÊTRES HUMAINS.
Cependant, l’exercice des fonctions adaptives paraît indispensable au développement optimum de l’individu. Notre corps se trouve dans un milieu physique dont les conditions sont variables. Il maintient la constance de son état intérieur grâce à une activité organique incessante. Cette activité n’est pas localisée à un seul système. Tous nos appareils anatomiques réagissent contre le monde extérieur dans le sens le plus favorable à la continuation de notre vie. Est-il possible qu’une propriété si générale de nos tissus puisse rester virtuelle sans inconvénients pour nous ? Ne sommes-nous pas organisés pour vivre dans des conditions changeantes et irrégulières ? L’homme atteint son plus haut développement quand il est exposé aux intempéries, quand il est privé de sommeil et qu’il dort longuement, quand sa nourriture est tantôt abondante, tantôt rare, quand il conquiert par un effort son abri et ses aliments. Il faut aussi qu’il exerce ses muscles, qu’il se fatigue, et qu’il se repose, qu’il combatte et qu’il souffre, que parfois il soit heureux, qu’il aime et qu’il haïsse, que sa volonté alternativement se tende et se relâche, qu’il lutte contre ses semblables ou contre lui-même. Il est fait pour ce mode d’existence, comme l’estomac pour digérer les aliments. C’est dans les conditions où les processus adaptifs s’exercent de façon intense qu’il devient le plus viril. On sait combien sont solides, physiquement et moralement, ceux qui, dès l’enfance, ont été soumis à une discipline intelligente, qui ont enduré quelques privations et se sont accommodés à des conditions adverses.
Nous observons, cependant, des individus qui se sont pleinement développés sans y avoir été obligés par la pauvreté. En général, ces individus se sont conformés aussi, quoique d’une autre manière, aux lois de l’adaptation. On leur a imposé dès l’enfance, ou ils se sont imposé à eux-mêmes, une discipline, une sorte d’ascèse, qui les a préservés des effets délétères de la richesse. Le fils du seigneur féodal était soumis à un dur entraînement physique et moral. Un des héros de la Bretagne, Bertrand du Guesclin, s’obligea lui-même à braver chaque jour les intempéries et à combattre rudement avec les enfants de son âge. Quoique petit et difforme, il acquit une résistance et une force encore légendaires. Ce n’est pas la richesse qui est nuisible, mais la suppression de l’effort. Les fils des grands chefs de l’industrie du dix-neuvième siècle, aux États-Unis aussi bien qu’en Europe, ont souvent perdu la force ancestrale parce qu’ils n’ont jamais eu à lutter contre leur milieu.
Nous ne connaissons pas encore complètement l’effet de la carence des fonctions adaptives sur le développement des hommes. Il y a aujourd’hui dans les grandes villes beaucoup d’individus dont ces fonctions ne jouent presque jamais. Parfois les conséquences de ce phénomène apparaissent chez eux de façon évidente. Elles se manifestent non seulement chez les enfants des familles riches, mais aussi chez ceux qui sont élevés comme les riches. Dès leur naissance, ces enfants sont placés dans des conditions qui mettent au repos leurs activités adaptives. On les garde constamment dans des chambres à température égale. Pendant l’hiver, on les habille comme de petits Esquimaux. Ils sont gavés de nourriture, dorment autant qu’ils veulent, n’ont aucune responsabilité, ne font jamais d’effort intellectuel ou moral, apprennent seulement ce qui les amuse et ne surmontent aucune difficulté. Le résultat est connu. Ils deviennent des êtres aimables, généralement beaux, souvent forts, se fatiguant facilement, dépourvus d’acuité intellectuelle, de sens moral, de résistance nerveuse. Ces défauts ne sont pas d’origine ancestrale. Car ils existent chez les descendants des pionniers aussi bien que chez ceux des nouveaux venus. On ne laisse pas impunément sans emploi des fonctions aussi importantes que les fonctions adaptives. La loi de l’effort, surtout, doit être obéie. La dégénérescence du corps et de l’âme est le prix que doivent payer les individus et les races qui oublient cette nécessité.
C’est une donnée immédiate de l’observation que notre développement optimum demande l’activité de tous nos organes. Aussi la valeur de l’être humain diminue-t-elle toujours quand les systèmes adaptifs s’atrophient. Pendant l’éducation, il est indispensable que tous ces systèmes fonctionnent continuellement. Les muscles ne sont utiles que parce qu’ils contribuent à l’harmonie et à la force du corps. Au lieu de former des athlètes, nous devons former des hommes modernes. Et les hommes modernes ont besoin d’équilibre nerveux, d’intelligence, de résistance à la fatigue et d’énergie morale, plus que de puissance musculaire. L’acquisition de ces qualités ne peut pas se faire sans effort et sans lutte. C’est-à-dire sans l’aide de tous les organes. Elle demande aussi que l’être humain ne soit pas exposé à des conditions de vie auxquelles il est inadaptable. On dirait qu’il n’y a pas d’accommodation possible à l’agitation incessante, à la dispersion intellectuelle, à l’alcoolisme, aux excès sexuels précoces, au bruit, à la contamination de l’air, à l’adultération des aliments. S’il en est ainsi, il sera indispensable de modifier notre mode de vie et notre milieu, même au prix d’une révolution destructive. Après tout, la civilisation a pour but, non pas le progrès de la science et des machines, mais celui de l’homme.