Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun.
**
Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut.
L’Ecume des jours
Boris Vian
**
Avant-propos
Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut. La Nouvelle-Orléans. 10 mars 1946.
**
XV
« Vous êtes gentille d’être venue, Alise, dit Colin. Pourtant, vous serez la seule fille…
– Ça ne fait rien, dit Alise. Chick est d’accord. »
Chick approuva. Mais, à vrai dire, la voix d’Alise n’était pas entièrement gaie.
« Chloé n’est pas à Paris, dit Colin. Elle est partie trois semaines avec des relatifs dans le Midi.
– Ah ! dit Chick, tu dois être très malheureux.
– Je n’ai pas été plus heureux ! dit Colin. Je voulais vous annoncer mes fiançailles avec elle…
– Je te félicite », dit Chick.
Il évitait de regarder Alise.
« Qu’est-ce qu’il y a vous deux ? dit Colin. Ça n’a pas l’air de carburer fort.
– Il n’y a rien, dit Alise. C’est Chick qui est bête.
– Mais non, dit Chick. Ne l’écoute pas, Colin… Il n’y a rien.
– Vous dites la même chose, et vous n’êtes pas d’accord, dit Colin, donc, il y en a un des deux qui ment, ou bien tous les deux. Venez, on va dîner tout de suite. »
Ils passèrent dans la salle à manger.
« Asseyez-vous, Alise, dit Colin. Venez à côté de moi, vous allez me dire ce qu’il y a.
– Chick est bête, dit Alise. Il dit qu’il a tort de me garder avec lui puisqu’il n’a pas d’argent pour me faire vivre bien, et il a honte de ne pas m’épouser.
– Je suis un salaud, dit Chick.
– Je ne sais pas quoi vous dire », dit Colin.
Il était si heureux que ça lui faisait énormément de peine.
« Ce n’est pas surtout l’argent, dit Chick. C’est que les parents d’Alise ne voudront jamais que je l’épouse, et ils auront raison. Il y a une histoire comme ça dans un des livres de Partre.
– C’est un livre excellent, dit Alise. Vous ne l’avez pas lu, Colin ?
– Voilà comme vous êtes, dit Colin. Je suis sûr que tout votre argent continue à y passer. »
Chick et Alise baissèrent le nez.
« C’est ma faute, dit Chick. Alise ne dépense plus rien pour Partre. Elle ne s’en occupe presque plus depuis qu’elle vit avec moi. »
Sa voix contenait un reproche.
« Je t’aime mieux que Partre », dit Alise.
Elle allait presque pleurer.
« Tu es gentille, dit Chick. Je ne te mérite pas. Mais c’est mon vice, collectionner Partre, et, malheureusement, un ingénieur ne peut pas se permettre d’avoir tout.
– Je suis désolé, dit Colin. Je voudrais que tout aille bien pour vous. Vous devriez déplier votre serviette. »
Il y avait, sous celle de Chick, un exemplaire relié mi-mouffette du Vomi, et, sous celle d’Alise, une grosse bague d’or en forme de nausée.
« Oh !… » dit Alise.
Elle mit ses bras autour du cou de Colin et l’embrassa.
« Tu es un chic type, dit Chick. Je ne sais pas comment te remercier ; d’ailleurs, tu sais très bien que je ne peux pas te remercier comme je le voudrais… »
Colin se sentait un peu réconforté. Et Alise était vraiment en beauté ce soir.
« Quel parfum avez-vous ? dit-il. Chloé se parfume à l’essence d’orchidée bidistillée.
– Je n’ai pas de parfum, dit Alise.
– C’est naturel, dit Chick.
– C’est merveilleux !… dit Colin. Vous sentez la forêt, avec un ruisseau et des petits lapins.
– Parlez-nous de Chloé !… » dit Alise flattée.
Nicolas apportait les hors-d’œuvre.
« Bonjour, Nicolas, dit Alise. Tu vas bien ?
– Oui », dit Nicolas.
Il posa le plateau sur la table.
« Tu ne m’embrasses pas ? dit Alise.
– Ne vous gênez pas, Nicolas, dit Colin. Même, vous me feriez un grand plaisir en dînant avec nous…
– Oh ! Oui… dit Alise. Dîne avec nous.
– Monsieur me plonge dans la confusion, dit Nicolas. Je ne puis m’asseoir à sa table dans cette tenue…
– Écoutez, Nicolas, dit Colin. Allez vous changer si vous voulez, mais je vous intime l’ordre de dîner avec nous.
– Je remercie Monsieur, dit Nicolas. Je vais me changer. »
Il déposa le plateau sur la table et sortit.
« Alors, dit Alise, Chloé ?
– Servez-vous, dit Colin. Je ne sais pas ce que c’est, mais ce doit être bon.
– Tu nous fais languir !… dit Chick.
– Je vais épouser Chloé dans un mois, dit Colin. Et je voudrais tant que ce soit demain !…
– Oh ! dit Alise, vous avez de la chance. »
Colin se sentait honteux d’être si riche.
« Écoute, Chick, dit-il, veux-tu de mon argent ? »
Alise regarda Colin avec tendresse. Il était si gentil qu’on voyait ses pensées bleues et mauves s’agiter dans les veines de ses mains.
« Je ne crois pas que cela serve, dit Chick.
– Tu pourrais épouser Alise, dit Colin.
– Ses parents ne veulent pas, répondit Chick, et je ne veux pas qu’elle se fâche avec eux. Elle est trop jeune…
– Je ne suis pas si jeune, dit Alise en se redressant sur la banquette capitonnée pour mettre en valeur sa poitrine provocante.
– Ce n’est pas ça qu’il veut dire !… interrompit Colin. Écoute, Chick, j’ai cent mille doublezons, je t’en donnerai le quart et tu pourras vivre tranquillement. Tu continueras à travailler et comme ça, ça ira.
– Je ne pourrai jamais assez te remercier, dit Chick.
– Ne me remercie pas, dit Colin. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun. »
On sonna à la porte.
« Je vais ouvrir, dit Alise. Je suis la plus jeune, c’est vous-même qui me le reprochez… »
Elle se leva et ses pieds firent un frottis menu sur le tapis souple.
C’était Nicolas, descendu par l’escalier de service. Il revenait, maintenant, vêtu d’un pardessus d’épais tissu godon à chevrons beiges et verts et coiffé d’un feutre amerlaud extra-plat. Il avait des gants de porc dépossédé, des souliers de gavial consistant, et, lorsqu’il eut retiré son manteau, il apparut dans toute sa splendeur, veste de velours marron à côtes d’ivoire et pantalons bleu pétrole à revers larges de cinq doigts et le pouce.
« Oh ! dit Alise. Comme tu es smart !…
– Comment ça va, ma nièce ? Toujours belle ?… »
Il lui caressa la poitrine et les hanches.
« Viens à table, dit Alise.
– Bonjour, les amis, dit Nicolas en entrant.
– Enfin ! dit Colin. Vous vous décidez à parler normalement !…
– Bien sûr ! dit Nicolas. Je peux aussi. Mais dis-moi, poursuivit-il, si on se tutoyait, tous les quatre ?
– D’accord, dit Colin. Pose-le. »
Nicolas s’assit en face de Chick.
« Prends du hors-d’œuvre, dit ce dernier.
– Les gars, conclut Colin, est-ce que vous voulez être mes garçons d’honneur ?
– C’est entendu, acquiesça Nicolas. Mais il ne faudra pas nous accoupler avec des filles horribles, hein ? Le coup est classique et bien connu…
– Je compte demander à Alise et Isis d’être les demoiselles d’honneur, dit Colin, et aux frères Desmaret d’être les pédérastes d’honneur.
– Convenu ! dit Chick.
– Alise, reprit Nicolas, va à la cuisine et rapporte le plat qui est dans le four. Ça doit être prêt, maintenant. »
Elle suivit les instructions de Nicolas et rapporta le plat d’argent massif. Et, lorsque Chick souleva le couvercle, ils virent à l’intérieur, deux figurines de foie gras sculpté qui représentaient Colin en jaquette, et Chloé en robe de mariée. Tout autour, on pouvait lire la date du mariage, et, dans un coin, c’était signé : Nicolas.
L’Écume des jours
Wikipédia
https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%89cume_des_jours
L’Écume des jours est un roman de Boris Vian, considéré aussi comme un conte. Publié le 20 mars 1947, il a été rédigé entre mars et mai 1946 au dos d’imprimés de l’Association française de normalisation (AFNOR) et dédié à sa première épouse Michelle. Écrit en grand secret par l’auteur pour être présenté au prix de la Pléiade qu’il n’obtiendra pas en juin 1946, c’est « sans doute la création romanesque la plus rapide de l’après-guerre. »
Mais c’est aussi une très grande déception pour l’auteur. Le roman n’aura aucun succès de son vivant, malgré le soutien actif de Raymond Queneau et de Jean-Paul Sartre, qui publie des extraits du texte dans le no 13 d’octobre 1946 des Temps modernes.
L’Écume des jours ne sera reconnu par son public qu’à la fin des années 1960 (réédition dans la collection 10/18) avant de devenir un classique reconnu dans les décennies suivantes. Après la publication des œuvres complètes de l’auteur à partir de 1999 aux éditions Fayard en 15 tomes réunies par Marc Lapprand et Gilbert Pestureau, le roman est entré à La Pléiade en 2010.
Boris Vian cite dans l’avant-propos du roman le lieu où il est censé avoir écrit cet ouvrage (La Nouvelle-Orléans), et d’autres où il n’a jamais mis les pieds, notamment Memphis et Davenport.
Les personnages évoluent dans un univers poétique et déroutant, avec pour thèmes centraux l’amour, la maladie, le travail, la mort, dans une atmosphère de musique de jazz, de climat humide et marécageux, qui rappellent les bayous de Louisiane.
日々の泡
ウィキペディア
https://ja.wikipedia.org/wiki/日々の泡
『日々の泡』(L’Écume des jours)は、フランスの作家ボリス・ヴィアンによる1947年の小説。『うたかたの日々』の日本語題もある。パリに暮らす若者たちを描いた青春小説だが、現実にはありえない幻想的な出来事が頻発したり、SF的なアイテムが登場するなど、奔放なイマジネーションによって彩られた、独特のリアリズムで描かれている。
あらすじ
パリに暮らす青年コランは、財産を持っているため働くことなく日々を気ままに過ごしている。彼は友人のシックを夕食に誘い、コックのニコラに食事を作らせ、奏でる音によって異なるカクテルを作るカクテルピアノの演奏を聴かせる。ある日、コランはイジスの家で開かれるパーティに行き、そこでクロエという女の子と出会う。二人はたちまち恋に落ち、結婚する。
しかし結婚式の後、旅行から帰ってきたクロエが、肺の中に睡蓮の蕾ができる病気にかかってしまう。クロエを助けるために、医者に言われたとおり彼女の周りに花を絶やさないコランだったが、やがて金銭的に行き詰まり、仕事を探すようになる。しかしクロエは衰弱し、遂に死んでしまう。埋葬が終わると、コランは毎日岸辺で水の中をのぞきこんで過ごすようになる。
うたかたの日々
小さなバラ色の雲が空から降りて来て、シナモン・シュガーの香りで二人を包みこむ…ボーイ・ミーツ・ガールのときめき。夢多き青年コランと、美しくも繊細な少女クロエに与えられた幸福。だがそれも束の間だった。結婚したばかりのクロエは、肺の中で睡蓮が生長する奇病に取り憑かれていたのだ―パリの片隅ではかない青春の日々を送る若者たちの姿を優しさと諧謔に満ちた笑いで描く、「現代でもっとも悲痛な恋愛小説」。
ボリス ヴィアン
パリ郊外生まれ。39歳の若さで死ぬまで、作家、詩人、画家、劇作家、俳優、歌手、ジャズ・トランペッターなど20以上もの分野で旺盛な活躍をみせたマルチ・アーティスト。アメリカのハードボイルド小説、SF、ジャズを愛し、母国への紹介につとめ、同時に多大な影響も受けた。だが、文学者として名声を得るのは死後数年してからのことであった。ヴィアンが“サン=ジェルマン=デ=プレのプリンス”として君臨した時代から見守ってくれたサルトルやボーヴォワール、コクトーといった作家たちの支持によって、60年代後半のフランスは爆発的なヴィアン・ブームに沸いたのである。すべてのルールと理論を拒否し、自由自在な言語表現に徹した彼の文学は、若い世代を中心に現在も広く読まれている。