Morgane Tual

WikipediaFrance
« Wikipédia ne vous demande pas si vous avez un diplôme, les contributions sont jugées sur la qualité des arguments. »
« Nous les admins, nous sommes vus comme les méchants »
Une administratrice de Wikipédia

« Notre but est que chacun puisse se dire “je peux participer” »
Nathalie Martin, directrice exécutive de Wikimédia France

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  1. shinichi Post author

    Rencontre avec les petites mains anonymes qui font Wikipédia

    Ils sont plus de 100 000 à contribuer chaque jour à la célèbre encyclopédie, qui fête ses 15 ans vendredi. Parmi eux, une communauté française très active, aussi bien en ligne que hors ligne.

    par Morgane Tual

    Le Monde

    http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/01/15/rencontre-avec-les-petites-mains-anonymes-qui-font-wikipedia_4847756_4408996.html

    « Ils sont passés par hasard car c’était ouvert et qu’il faisait chaud. » Le regard curieux, deux petits garçons écoutent attentivement un passionné de Wikipédia leur expliquer le fonctionnement de la célèbre encyclopédie collaborative, sous l’œil bienveillant de leurs parents et de Kikuyu3, un autre contributeur. Un samedi par mois, celui qui préfère se présenter avec son pseudonyme de dessin animé japonais anime, avec d’autres, une « Wikipermanence » à la Cité des Sciences et de l’industrie à Paris. La foule ne s’y bouscule pas, mais quand des personnes passent timidement une tête, Kikuyu3 et ses camarades les encouragent à faire le pas de plus qui les fera entrer dans l’univers de Wikipédia, qui fête ses 15 ans vendredi 15 janvier.

    Ils sont cinq ce samedi 9 janvier à tenir cette permanence, à accueillir les curieux qui foulent l’immense moquette verte qui habille cet espace, à initier les nouveaux, à répondre à leurs questions, à les former. Parfois, certains viennent avec une idée très précise en tête : « Un contributeur qui écrivait comme un pied est venu plusieurs fois pour apprendre à rédiger », se rappelle Kikuyu3. « Ca n’a pas servi à grand chose ! », conclut-il dans un grand éclat de rire.

    Âgé de 64 ans, retraité après une carrière de directeur de travaux, Kikuyu3 a plongé dans Wikipédia en 2008 grâce à sa passion pour l’astronomie et n’en est jamais sorti. « Je m’endors et je me réveille avec Wikipédia », sourit celui qui se demandait à l’époque ce qu’il allait faire de sa retraite. Une dizaine de milliers de contributions plus tard, la réponse est dans ce projet à l’ampleur inédite :

    « Wikipédia est fait par des gens dans le monde entier, qui ne se connaissent pas, qui sont parfois totalement opposés sur le plan social, politique et religieux, et qui se mettent d’accord pour partager des connaissances. Personnellement, je n’ai pas le bac. J’ai vécu toute ma vie avec un complexe par rapport aux diplômés. Mais Wikipédia ne vous demande pas si vous avez un diplôme, les contributions des gens sont jugées sur la qualité de leurs arguments. »

    Parmi les nombreuses anecdotes rapportées par ce grand lecteur, sa discussion, « d’égal à égal », avec un autre contributeur, le physicien Marcel Froissart, alors professeur honoraire au collège de France. « Je ne savais pas qui c’était, je l’ai appris après », raconte-t-il en louant son humilité lors de leurs échanges.

    La polémique de l’endive

    Au gré des contributions et des argumentations, il découvre petit à petit la communauté et finit par repérer certains contributeurs réguliers. « On se fait des “amis”, des gens avec qui on a envie de discuter ou de lire la prose, car leur façon d’argumenter nous correspond bien, même si on n’est pas toujours en accord avec eux. »

    Et sur Wikipédia, les désaccords peuvent parfois prendre de la place. Certains articles entraînent des discussions passionnées, parfois violentes et interminables, et ce n’est pas toujours sur les sujets que l’on croit. L’article sur l’endive a ainsi représenté l’un des plus polémiques de la sphère francophone, les internautes se déchirant sur la dénomination de ce légume : doit-on dire endive ou chicon ? Un article de l’encyclopédie est même entièrement consacré à ces multiples « guerres d’édition futiles ». « A n’importe quel moment une discussion peut partir en vrille », explique Kikuyu3 :

    « Il y en a qui ne vont pas supporter que vous déplaciez une virgule, certains sont très imbus d’eux-mêmes. Il y a aussi des gens très bien qui tout à coup ont un pet de travers, comme moi ; parfois je peux être odieux. Ce n’est pas le monde des Bisounours, surtout que l’anonymat d’Internet pousse les gens à des comportements qu’ils n’auraient pas dans la vie réelle. Mais ce n’est pas la majorité. »

    Parmi les crispations récurrentes, la place occupée par les « administrateurs », ces contributeurs de Wikipédia, élus par la communauté, qui disposent d’outils supplémentaires leur permettant, par exemple, de bloquer des contributeurs ou de supprimer des articles. Ils ne sont que 165 à officier sur le Wikipédia francophone, et l’une d’entre elles était présente, ce samedi-là, à la Wikipermanence de la Cité des Sciences.

    Figure connue des Wikipédiens francophones, elle préfère néanmoins ne pas donner son nom « car je n’ai pas à me mettre en avant, je suis un contributeur comme un autre », précise-t-elle, amère d’avoir été présentée à tort, dans certains médias, comme une représentante de la communauté. « Comme nous prenons la décision de bloquer, nous les admins, nous sommes vus comme les méchants », explique-t-elle d’un ton détaché, avant de détailler :

    « Un ancien qui a dit à un autre “ta gueule », je l’ai bloqué, ce qui m’a valu des tas de messages d’insultes. Mais on ne peut pas laisser passer ça, sinon ça monte en puissance. Des artistes m’insultent et me menacent si je supprime leur article qui ne correspond pas aux critères d’admissibilité ; car beaucoup prennent Wikipédia pour un support de pub. Ca peut aller très loin, j’ai même reçu une menace de mort par mail. Alors on se blinde. »

    A 56 ans, cadre dans une grande entreprise industrielle, elle compte près de 500 000 contributions depuis son arrivée sur Wikipédia il y a six ans. « C’est une passion, ça me prend 5 à 6 heures par jour, c’est énorme ! »

    « J’entretiens l’encyclopédie pour ne pas qu’elle se dégrade »

    Et c’est ce à quoi elle s’attèle ce samedi après-midi, entre deux rencontres avec des néophytes. Grâce à la « patrouille », un outil accessible aux wikipédiens confirmés, elle voit apparaître en direct toutes les contributions effectuées sur le Wikipédia francophone. « Je regarde, je corrige, j’annule, je retire le vandalisme. j’entretiens l’encyclopédie pour ne pas qu’elle se dégrade. » Les contributions tombent en continu, et en un clic, elle les marque comme « relues », ou intervient dessus. Là, elle supprime un mot posé sans raison au milieu d’une phrase. Ici, elle masque l’adresse e-mail d’un mannequin qu’un contributeur indélicat a rendu publique quelques secondes.

    Mais son investissement dans Wikipédia ne se limite pas à l’écran, et déborde largement hors-ligne. Lors de ces Wikipermanences, bien sûr, qui « permettent de se voir entre nous et de nous faire une bouffe » mais aussi à l’occasion d’autres événements de la communauté. En septembre par exemple, elle a participé avec une quarantaine de personnes à une « opération libre » à Chéméré, en Loire-Atlantique. Le principe : documenter la commune sur différentes plateformes libres. Comme Wikipédia bien sûr, mais aussi Openstreetmap (cartographie), Commons (photos) ou encore Tela Botanica (faune et flore). « Pendant deux jours, on prend des photos, on cherche des informations dans la bibliothèque, on visite les églises, on parle avec les petits vieux et on améliore les articles sur la ville », explique-t-elle.

    « C’est une expérience magnifique, on est au contact de la population, la mairie et la bibliothèque ont participé. Les habitants sont venus nous voir avec leurs histoires, leurs livres, leurs documents… Mais quand on voulait qu’ils créent eux-même des articles, ils n’osaient pas, par peur de faire mal ! Wikipédia est vu comme un monde obscur. »

    Au terme de l’opération, de nouveaux articles sur des monuments ont été créés, d’autres améliorés, et plus de 400 photos sous licence « Creative Commons » ont été mises en lignes. « Ce ne sont pas des vacances, car on bosse, mais c’est fait dans une ambiance de déconne. C’est très fatiguant, on y est de 8 heures à 23 heures ! C’est que la plupart des participants sont quand même très jeunes… »

    La wikipédienne détonne en effet un peu par rapport au profil type du contributeur. « Il y a beaucoup de jeunes, des geeks de 25 à 30 ans, avec la tête bien remplie. A Chéméré, j’étais la plus vieille, mais je suis toujours étonnée de voir que cela ne fait aucune différence », affirme-t-elle en évoquant Antoine, un « copain » de 21 ans, lui aussi présent à la Wikipermanence ce jour-là.

    « Ecrire des trucs sur Wikipédia, ça me calmait »

    C’est une jeune femme de cette génération, Amélie « Tsaag Valren », qui a lancé une opération du même type en août dernier dans sa commune, Josselin (Morbihan). Un véritable défi pour elle car, comme elle l’explique dans un mail au Monde, elle « souffre d’un handicap social » et vient d’être « diagnostiquée autiste Asperger » : « Je craignais de ne pas être à la hauteur pour l’organisation du week-end et surtout au niveau du relationnel – beaucoup de gens sont impressionnés par mon rythme de contribution wikipédien, mais sont déçus quand ils me rencontrent. » La jeune femme revendique plus de 80 000 contributions, et s’est spécialisée dans la thématique des chevaux.

    « Mon parcours de contributrice est étroitement lié à ce syndrome d’Asperger. J’ai commencé à contribuer sur Wikipédia fin 2007, alors que je sortais d’une période noire. Ecrire des” trucs” sur Wikipédia, ça me calmait. C’est un peu comme retrouver un espace familier où les paramètres vous sont connus, alors que” la vie de tous les jours” n’est qu’un chaos dont on ne comprend ni la finalité, ni les règles. (…) Wikipédia offre l’espace parfait pour quelqu’un comme moi : on peut apprendre et écrire sur ce qui nous passionne, on n’est pas obligés d’avoir des relations sociales, on peut être apprécié et même admiré pour nos compétences. »

    Et celles-ci ne cessent de grandir, à mesure qu’elle se documente et enrichit l’encyclopédie. Son grand défi : parvenir à déterminer le nombre exact de races de chevaux dans le monde, car « aucune encyclopédie ou base de données n’est complète, il faut tout recouper. » Elle annonce avoir jusqu’ici réalisé pas moins de 70 articles de « bonne qualité » sur ces races, « j’essaierai de terminer les 500 avant ma mort ! ».

    Pénurie de femmes

    C’est grâce à cet enthousiasme et à cet investissement personnel, entièrement bénévole, que l’encyclopédie collaborative existe et continue de s’améliorer. Sans eux, Wikipédia s’effondrerait, et on voit déjà depuis quelques années des signes de ralentissement opérer, puisque le nombre de contributeurs commence à stagner.

    C’est pourquoi Wikimédia France, une association destinée à promouvoir, entre autres, Wikipédia, s’efforce de prendre soin de cette communauté volatile. « Sans bénévole, le projet est mort. Tout cela se réfléchit, c’est stratégique et ça me tient énormément à cœur », confie Nathalie Martin, directrice exécutive de Wikimédia France, dans son bureau cossu du quartier parisien du Sentier.

    « A chaque fois qu’on lance une action, on se dit : “Est-ce que ça va apporter quelque chose aux bénévoles ?” C’est une logique de don-contre-don, de gratification morale. Ca peut être l’accès à une collection d’un musée habituellement fermée au grand public, ça peut être une formation, ça peut être l’accès au matériel de l’association. »

    L’objectif de l’association est aussi de recruter de nouveaux contributeurs, et surtout, d’élargir les profils. Le wikipédien type correspond aujourd’hui à « un homme, la trentaine, très diplômé, plutôt citadin », souligne Nathalie Martin. Les femmes sont cruellement sous-représentées, « ce qui a une incidence sur les contenus liés aux femmes, insuffisants », déplore-t-elle. En réponse, Wikimédia France organise entre autres des « éditathons » sur le thème « femmes de science » : des événements invitant des femmes scientifiques à enrichir, ensemble, les articles consacrés à d’autres femmes scientifiques.

    Autres profils que l’association souhaite attirer : les personnes vivant en zone rurale et les personnes peu diplômées, « qui ne se sentent pas légitimes à contribuer ». D’autant plus que contrairement aux débuts de l’encyclopédie, où de nombreux articles restaient à écrire, les thèmes les plus grand public sont aujourd’hui largement couverts, ce qui peut donner l’impression aux néophytes que seuls les spécialistes sont en mesure d’apporter quelque chose.

    Proposer des actions dans la vie réelle est ainsi une façon de susciter l’intérêt et de lever les barrières, notamment en proposant à des personnes de s’impliquer via la photo, qui peut être perçue comme plus accessible. « Si quelqu’un voit qu’il manque une photo d’un monument de sa commune, il peut aller la prendre. En le faisant, il se rendra peut-être compte qu’il manque aussi des descriptions, que tel autre monument n’est pas documenté… Notre but, en proposant des actions sur des thèmes très diversifiés, est que chacun puisse se dire “je peux participer”. »

    « Wikipédia ne vous demande pas si vous avez un diplôme, les contributions sont jugées sur la qualité des arguments. »
    « Nous les admins, nous sommes vus comme les méchants »
    Une administratrice de Wikipédia
    « Notre but est que chacun puisse se dire “je peux participer” »
    Nathalie Martin, directrice exécutive de Wikimédia France
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