Cécile Allegra

Monica est en veine aujourd’hui. Très en veine. Elle parle de son enfance, de sa mère prostituée, de sa mère sans homme et avec trop d’hommes à la fois, qui a fait six gosses seule et déménagé quatre fois. Terminus au Villaggio Coppola, ancien complexe résidentiel de luxe destiné aux salariés de l’ONU, devenu après le grand tremblement de terre un no man’s land sordide, où échouent les maudits, les rebuts et les fous. A onze ans, déjà femme, Monica se promène dans son quartier. Un type la remarque. Il se présente chez la mère : « Je l’aime bien votre gamine, j’aimerais la suivre ». A Naples il y a une formule pour ça : « ‘ma voglio crescere », je veux me la faire grandir. La mère comprend. Elle dit oui à l’homme. Il vient tous les samedis voir la gamine. Qui elle aussi a tout compris et échange des poupées contre des branlettes. Le manège dure quelques mois. Puis un jour, l’homme la coince dans la salle de bains, veut la prendre de force. Enfin, la mère réagit, hurle, défend sa gamine. Quelques jours plus tard, toute la famille déménage. Pour éviter de dénoncer le pédophile.

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  1. shinichi Post author

    Giovanni est en retard. Très en retard. C’est normal, c’est de sa faute, après la sortie de l’école il a voulu jouer au foot avec deux copains. Non, pas ceux de sa classe, ces feignasses qui le traitent de mendiant. Deux autres du quartier « qui sont comme moi, enfin tu vois ce que je veux dire quoi, qui ne vont pas juste à l’école ». Il est déjà treize heures trente, Giovanni a une bonne demi-heure de retard, alors il trottine vers la maison en espérant que sa mère Monica ne lui crie pas dessus. Dans la seule pièce de l’appartement, il enfile un t-shirt propre et par dessus, un tablier blanc. Son père, Gennaro, l’aide à bien le nouer. « Proprement, mon fils, voiiiilà, comme ça. » Giovanni avale un plat de pâtes et repart. Vers deux heures, il fait son entrée dans le bar. « Buongiorno », murmure le gamin. Derrière sa caisse, la patronne hausse un sourcil. Giovanni traverse la salle discrètement. Quelques vieux grattent leurs grilles de « Totoenalotto », le loto sportif, passion des napolitains. Deux mères aux cheveux noir corbeau boivent leur ristretto, cernées de quatre gosses qui pleurent pour avoir une glace. Giovanni attrape un plateau, y pose huit cafés. Il ressort sans faire de bruit et disparaît dans les ruelles du quartier de Pianura, à Naples.

    Et Giovanni court marche et court dans les rues, son plateau posé bien à plat sur sa paume ouverte. Parfois il s’arrête, masse un peu son poignet perpétuellement plié vers l’arrière, grimace… et repart. Il entre dans les boutiques du quartier, prend les commandes, « due macchiati, un caffè del nonno, un deca, okkkayyy… », ressort, revient vers le bar, charge les cafés et repart. Il fait chaud, en juillet à Naples. Giovanni marche trois heures d’affilées, et pendant qu’il marche il compte à voix haute. « Trente centimes d’euros de pourboire par café livré… Il est quatre heures, j’ai livré dix-sept cafés aujourd’hui… Maro’… seulement dix-sept, ça fait même pas cinq euros… Maro’ qu’est-ce que je dois faire ? … Maman m’a dit qu’il fallait dix euros pour le dîner de ce soir et daidaidaidai… ». Et Giovanni marche plus vite et son visage au fin duvet de préadolescent devient liquide, le t-shirt colle, le pantalon colle et Giovanni marche encore et toujours. Et derrière lui, il y a Pianura, étrange patchwork de baraques de tôle et barres de douze étages. Pianura, chef d’œuvre de « l’abusivismo », furieuse spéculation immobilière orchestrée par la camorra, mafia napolitaine qui a transformé le moindre bout de rocher en HLM branlant. Pianura, cette mauvaise blague faite aux victimes du séisme qui y ont été relogées en 1980 : trente ans plus tard, ces tours de misère sont devenues leur prison et l’enduit tombe par plaques entières, comme une croute d’un corps lépreux. Giovanni marche et au dessus de lui, accoudés aux balcons, des habitants en Marcel grillent leur cigarette, et leur regard se perd dans le vague. Partout à Pianura, l’œil bute sur les collines mitées de baraques, ponctuées de fumées. Des décharges clandestines s’embrasent spontanément et empoisonnent l’air du quartier. Il n’y a pas de vent, pas de mer à Pianura. Horizon : néant.

    Vers cinq heures, Giovanni repasse par chez lui. Via Michele Caldieri est la petite casbah de Pianura : un U de quelques centaines de mètres, bordé de bâtisses blanc ocre vert, deux-trois étages pas plus, protégés par de grands grillages. Volets éternellement clos, silence assourdissant, tout ici dit la présence des clans. Juste à l’entrée de la rue, une seule porte est ouverte à tous les vents, de l’aube à la nuit tombée. La famille Iovine vit dans un « basso », un ancien magasin transformé en deux pièces de vingt cinq mètres carrés. Une cave minuscule, étouffante, empreinte d’odeurs de chat, d’aisselles, de sexe, d’humidité et de restes de pasta abandonnés dans l’évier. Alors forcément, tous les matins les Iovine sortent chaises jouets assiettes chat et paquets de cigarettes et s’installent dans la rue.

    « Fai vere’, Giuà ! », dit Monica, la maman, qui l’attend sur sa chaise de paille plantée sur le seuil de la rue : « allez, allez, donne ». Giovanni Iovine fourre une main dans la poche de son jeans, extrait quelques euros que Monica enfourne illico dans son soutien-gorge. Giovanni repart. Il est l’aîné de la famille. Ses deux sœurs, Rosaria, huit ans, et Fortuna, quatre, somnolent sur un matelas de mousse au pied de la télé perpétuellement allumée. Giovanni a treize ans et travaille depuis qu’il en a dix. Il a tout fait : porteur de courses pour les dames du quartier, homme à tout faire chez un mécanicien, brosseur de chiens et même nettoyeur de cages à poules … Son père, Gennaro, était pizzaiolo. « A’ meglio fatica ‘o munn’ », « le plus beau boulot du monde », dit Giovanni en dialecte. Puis, il y a trois ans, la pizzeria a fermé, faute de clients. Depuis, Gennaro travaille quand il peut. Il ne sait plus vraiment où chercher, dans ce quartier cul-de-sac où plus personne ne trouve. Alors pour passer le temps, parfois, Gennaro boit. Une bouteille de rouge qui lui donne l’oeil mauvais. Les jours de l’oeil mauvais, Giovanni regarde son père discrètement, à distance. Il évite de parler, il l’observe avachi sur le lit et mille et mille questions l’envahissent. Pourquoi il est si jaune ? Pourquoi il a si mal ? Pourquoi il n’y arrive pas ? Et Giovanni ne trouve pas de réponse.

    Et puis, il y a la maman, Monica. Trente et un ans, sans diplômes, sans travail, sans un œil devenu aveugle quand elle était adolescente. Une grande enfant qui n’a que ça, sa famille, son homme et ses trois enfants. Monica et l’obsession de l’argent, Monica qui compte et recompte ces pièces désespérément jaunes dans sa paume à deux doigts de son nez, Monica qui n’arrive jamais à payer le loyer, Monica qui s’angoisse, qui cherche, qui demande à tous, tout le temps, sans arrêt. A l’aide, à l’aide, à l’aide ! Monica qui finit par exaspérer tellement elle demande. Monica que tout le quartier surnomme « a’chiattona », la baleine. Monica qui ne dit jamais toute la vérité, j’ai cassé mes lunettes, je n’ai pas de quoi payer les cartables, je n’ai pas de jouets pour mes enfants. Et après tu découvres que les lunettes ont été payées par une collecte, qu’une voisine est prête à lui passer un cartable usé, que les jouets, elle les a reçus de Graziano le pharmacien qui les a récupérés de sa tante, mais qu’elle les a revendus en douce pour arrondir les fin de mois. Monica qui assure qu’elle maigrit mais qui continue de boulotter des biscuits en douce dès que son homme Gennaro se met à hurler dans la maison – une cigarette dans une main, un biscuit au chocolat premier prix dans l’autre, les yeux qui tremblent.

    La dernière facture d’électricité, datée de février, n’a pas encore été payée. Ce n’est qu’une question de jours avant que la famille soit privée de courant. L’Enel (EDF italien) n’est pas tendre avec les pauvres de Naples. Elle n’a pas le temps d’attendre qu’ils trouvent l’argent, elle sait qu’une fois sur deux ils n’arriveront pas à « rimediare » – à s’arranger en empruntant ici ou là. Difficile d’emprunter aux autres, quand la majorité de tes voisins est plus pauvre que toi. Monica pleure la mort de sa bienfaitrice, une femme de 32 ans qui l’aidait à régler ses factures. En janvier dernier, elle est morte d’un cancer du pancréas. Entre le diagnostic et le décès, il ne s’est pas passé deux mois. Le cancer aussi n’attend pas à Pianura.

    En juin, Gennaro retrouve enfin un semblant de travail. Pour sa plus grande fierté, il est redevenu pizzaiolo, mais seulement le samedi et le dimanche, les jours de grande affluence. Douze heures par jour, deux jours par semaine pour 50 euros. Au noir, bien entendu. Le restaurant se trouve à Licola, à plus de 20 kilomètres de chez lui. Alors dans la nuit du samedi au dimanche, il a le droit de dormir dans la cuisine, sur un canapé défoncé. Son corps a du mal à suivre. Il a des thromboses aux jambes, des cernes noirs sous les yeux, l’œil vitreux et jaune des malades du foie – un oeil qui ne présage rien de bon. Dans la cuisine du restaurant – un sous sol sans aération – près de son four à pizza chauffé à blanc, Gennaro s’évanouit parfois. Le corps ne pardonne rien non plus. Ni les années de came dans sa jeunesse, ni les années de picole.

    Alors Gennaro a décidé de préparer sa famille à « quand je ne serai plus là ». Cris, pleurs, mains levées au ciel, bouteilles avalées à grandes lampées et sommeil qui tombe d’un coup lourd de pierre, morve au nez. Il angoisse tellement qu’il n’épargne même plus ses enfants. Giovanni, Rosaria et Fortuna pleurent avec lui comme des désespérés quand, les soirs de déprime, il leur annonce sa mort prochaine. Giovanni n’a toujours pas de réponse à ses questions. Il sait vaguement que c’est le foie. Il n’envisage jamais le pire. Quand on lui demande ce qui les attend dans les années à venir, Giovanni échafaude un un futur de cahiers neufs, de boulettes de viandes, de matchs de foot et de douches chaudes, parce que « de toutes façons bientôt papa aura retrouvé du boulot».

    Giovanni dit encore : « en attendant, « appariamo », on va se débrouiller ». Ce qui veut dire : trouver d’autres petits boulots, ou aller mendier avec sa mère à la sortie des supermarchés du quartier. Ça, Giovanni déteste. « Déjà qu’à l’école on me traite de pouilleux… Pas envie de passer pour un « accattone », un parasite ». A la fin de l’année scolaire, il a eu 8/20 de moyenne générale. Normal, il s’endort sur sa table. Alors la directrice de l’école a convoqué sa mère et lui a annoncé : « Madame, avec toute la bonne volonté du monde, je n’ai pas pu de lui éviter le redoublement ». Trop d’absences, trop d’épuisement pour un gamin de treize ans. Le 15 juin, c’est la fin des cours en Italie. Le début de deux mois de travail non-stop pour Giovanni.

    Septembre. Dans la brume d’une canicule de fin d’été, Naples retient son souffle. Les familles sont encore à la mer, les commerçants baissent le rideau entre midi et seize heures, les rares qui travaillent encore transpirent à grosses gouttes, tout le monde embrasse le soleil et prie pour avoir de l’ombre… A Naples, on appelle ces quelques heures de chaleur intense les « heures contraires », contraires à toute activité humaine.

    Giovanni bien sûr, ignore tout de cette trêve. Il a servi des cafés tout l’été. En août, il est même aller prêter main forte à son copain Ciro, dont le père vend des granités au citron sur les plages de la ville, « le plus cool des boulots ! », dit Giovanni. Je le retrouve toujours aussi souriant, et son teint bronzé ne suffit toujours pas à cacher ses cernes. En cette rentrée, il va pouvoir faire « un grand pas en avant », dit-il : devenir apprenti pizzaiolo. Avant, au café, il ne gagnait que huit euros de pourboires pour huit heures de travail par jour ; à la pizzeria, il pourrait atteindre soixante-dix euros par semaine. Dès le 15 septembre, il va donc travailler tous les jours après l’école, de dix huit heures à une heure du matin. Ces soixante-dix euros là, toute sa famille les attend.

    Un jour de septembre, je reviens à Naples pour voir la famille. Gennaro a bu, beaucoup trop bu. Deux bouteilles de blanc y sont passées. Comme toujours, après douze heures d’affilée au turbin dans sa pizzeria miteuse de Licola où le patron est le seul à vouloir l’employer de temps à autre, par amitié, au nom du bon vieux temps, celui où il ne se droguait pas, où il ne buvait pas, celui où il avait 18 ans, des cheveux de rock star, la vie devant lui et un coup de main de pizzaiolo qui lui promettait cinquante ans de carrière. Gennaro a le visage boursouflé par l’alcool. Il hurle plus qu’il ne parle. Monica s’agite, fume clope sur clope, essaye de faire tampon. Les enfants disparaissent loin dans la rue, hors de portée de la voix et des coups. Dès que j’apparais, c’est comme un cours d’eau qu’on détourne. Monica s’agrippe à moi, impossible d’échanger deux mots avec Giovanni. Rosaria, la sœur cadette de Giovanni, m’enlace, entonne son éternelle ritournelle gémissante – pourquoi tu ne viens pas plus souvent ? pourquoi tu ne restes pas ? pourquoi tu dois partir ? S’il te plaît, je veux venir avec toi, je veux un Iphone, je veux que tu me prennes dans tes bras – ça en général, elle ne le demande pas, elle s’y jette directement.

    Monica égrène une nouvelle fois : factures, cartables, lunettes, médicaments, angoisses, cauchemars, envies de mourir… Elle lance : « écoute, je dois partir faire ce que tu sais (regard en dessous) alors, je ne serai pas là quand tu reviendras » Et elle attend que l’annonce fasse son effet. Et son œil myope me dit: si tu paye, je n’irai pas faire la manche. Je réponds: « fais ce que tu dois faire, ne t’inquiète pas ». Monica a un mouvement de recul, comme si on l’avait brûlée. Je m’éloigne dans la rue pour respirer, je regrette mes mots. Derrière le rideau jaune poisseux de l’entrée, j’entends Monica glisser à Gennaro: « … et moi je devrais raconter ma vie ? pourquoi je lui raconte ma vie alors ? » Je reviens vers la maison. Je leur explique. Payer pour tout à chaque fois que je viens les voir, c’est impossible. Une vague terreur plane. Monica roule des yeux terrifiés à l’idée que je ne revienne pas. Gennaro regarde ses chaussures crevées. Affreux, sales et pas méchants.

    Monica a cassé ses lunettes et depuis, elle a du mal à nettoyer sa maison. Elle porte la même robe chasuble marron taille XXL depuis deux jours. Elle est sale comme jamais, maculée de larges tâches d’huile, et Monica sent fort, une odeur âcre de polyester poisseux. L’air à l’intérieur du « basso » est irrespirable aussi. Il y a des mottes de terre dans la salle de bain, du marc de café en croute sur l’évier, le lino de la cuisine est un millefeuille de miettes collantes. Monica demande à Giovanni de passer un coup de torchon par terre. Sans lunettes, elle n’y voit rien, dit-elle. Giovanni râle, proteste, traîne la patte, puis finit par obéir et part vers la cuisine tout voûté dans son t shirt SupermarioBros fluo.

    En mai dernier, sa sœur cadette Rosaria avait voulu qu’on fasse une balade « nous deux entre filles, non va-t-en Giovanni », en écartant son frère à grands coups. On avait marché dans les rues de Pianura. Elle s’était arrêtée devant une boutique de téléphones portables, avait levé vers moi des yeux câlins et ronronné : « tu m’achètes un smartphone ? » Devant mon refus, elle avait croisé les bras, fait sa moue boudeuse. J’avais pris le temps d’expliquer à Rosaria qu’il valait mieux ne pas demander systématiquement, encore moins exiger. Elle avait soupiré, déçue. J’avais acheté des pizzas pour toute la famille.

    Dès mon retour, Monica reprend sa litanie : pas de cartables, pas de cahiers, pas de stylos, pas de tabliers, pas d’argent pour manger… Rosaria l’interrompt : « maman, tu sais que c’est pas bien de demander ». Petit regard crâne vers l’intéressée. Et vlan pour la leçon de morale. Plus tard Rosaria me glisse : « tu sais, moi je sais que maman n’a pas d’argent, alors comme je commence à être grande parfois je me mets à la sortie du supermarché et je propose aux gens de leur porter les courses ». Elle me montre une vieille boîte de café dont elle s’est fait une tirelire : « et après, je mets ça là pour m’acheter des cahiers ». Six pièces au fond de la boîte. Soit la gamine n’est pas encore bien rodée, soit quelqu’un pioche dans la boîte à café plus souvent que nécessaire.

    A 17h20, Giovanni se prépare pour aller travailler. Monica lance : « Rosaria, va lui chercher ses affaires », Rosaria se dirige vers la chambre, sort le tablier, un jeans blanc maculé de taches de rouille, un vieux t shirt plus gris que blanc. Délicatement, elle les plie en les lissant de sa paume. Posée sur ce grand lit noir, face à cette armoire-capharnaüm, une petite bonne femme prépare avec ses gestes de mère les vêtements de son frère, du haut de ses neuf ans.

    Giovanni traverse le quartier en rajustant son tablier. Dans la rue déserte, sa silhouette blanche se découpe dans le soleil couchant. A la pizzeria, trois adultes, un enfant et le patron. Giovanni glisse furtivement vers le sous-sol, direction les cuisines. Il est préposé à la plonge, à la serpillère et à la friteuse… Il dépose les beignets au fond d’un panier grillagé, les plonge dans l’huile bouillante. Quelques minutes plus tard, il essaie de saisir les poignées chauffées à blanc, recule brusquement en se frottant les doigts. Il hésite, se résout à appeler le premier commis à l’aide. L’homme lui rétorque – « Quaglio’ ! Gamin, quand t’auras les doigts bien brûlés, tu sauras cuisiner. Croquants dehors, fermes dedans, dorés mais tendres, c’est ça le secret des croquettes napolitaines ». Giovanni s’essuie le front, roulotte les manches de son t shirt pour faire comme le premier commis, qui roule des mécaniques dans son pantalon pied de poule. Il a beau observer les grands, impossible d’attraper le coup de main. Alors Giovanni retourne vers l’évier rempli d’assiettes sales. Mains dans l’eau glauque, il soupire : « mannaggia, tout ce que j’ai encore à apprendre… la température des frigos… comment mettre le bois dans le four à pizza…Pfouu pas facile hein… » Il crâne avec des petits riens, des gestes d’esclave qui s’ignore, à qui on a voulu faire croire qu’ils étaient importants, adaptés à son âge, et qu’après, il pourrait toucher le Graal, pétrir la pâte. Pas encore enfourner les pizzas, hein, faut pas rêver. Avant il va falloir en laver, des sols collants et des assiettes d’huile figée. C’est la hiérarchie des pizzaioli.

    La nuit tombe, les clients débarquent. Lino le patron, crâne chauve et œil alerte, amuse les habitués en affichant son art de pizzaiolo, lançant bien haut les disques de pâte… Il parle de son divorce, de sa fille qu’il aime passionnément, qu’il a gâté pourri… « Elle n’est bonne à rien. Peut être que Giovanni réussira mieux, en ayant connu une enfance comme la sienne », dit-il. Dans le sous-sol, Giovanni transpire, son t-shirt est devenu gris comme ses cernes. 22h. Le téléphone n’arrête pas de sonner, les commandes affluent. Le patron expédie le petit dehors, pour livrer les pizzas.

    Quinze jours plus tard, à la veille de la rentrée, je reviens à Pianura amener un cartable récupéré pour Rosaria. Monica réagit à peine en voyant le sac qu’elle a tant réclamé. Déçue sans doute de ne pas avoir d’argent, elle sort sa chaise dans la rue, allume une clope, pointe son regard myope dans le vague. Penchée au balcon, à l’étage du dessus, la voisine Rosaria (surnommée « Rosaria la grande », par opposition à sa petite voisine du dessous) qui surveille toutes les allées et venues de la rue me salue, d’un large sourire édenté.

    La petite Fortuna est assise sur la pas de la porte toute nue, les pieds noirs de crasse. Elle attend d’être lavée. Monica vient d’allumer le chauffe eau. Alors la petite attend longtemps, les fesses sur le carrelage gris, couvrant à l’aide d’un mini short à fleur son petit ventre plat. Elle pousse des gémissements d’animal. Personne ne l’entend. Sa grande sœur Rosaria habillée d’un jupon rose, avec une fleur rouge piquée dans ses cheveux de jais, nettoie la maison à grands coups de balai… Une scugnizza, une gamine de la rue, presque une caricature. Elle m’aperçoit, lève ses yeux noirs et puis, toute fière : « j’ai lavé toute la maison ce matin, Céci ! Tu veux voir ? » Puis elle disparaît à l’intérieur. Gennaro sort me serrer la main. Il va mieux, il a cuvé son vin et sa tristesse. Giovanni est propre comme un sou neuf, il vient de recevoir d’une voisine de nouveaux habits à sa taille… Cet été, il a grossi. Son père fait les gros yeux: « il mange un kilo de pasta à chaque repas, on peut pas l’arrêter »… Parfois même, il mange à s’en rendre malade. Et finit par tout vomir. Ces soirs là, et seulement ces soirs là, son père le frappe. Insupportable, de gâcher de la nourriture.

    Dans la salle de bains, Fortuna pousse des cris aigus : « nooon maman c’est froid ! », le chauffe eau refuse de chauffer, une fois de plus…Monica sort sur le seuil de sa porte avec la petite enveloppée dans une serviette. Elle entreprend de lui démêler les cheveux à grands coups de brosse en plastique. Nouveaux cris. La petite Rosaria vide le seau d’eau sale sur le trottoir. Au dessus, sur le balcon, Rosaria la grande, la voisine, étend son linge.

    Une heure plus tard, Giovanni, Rosaria et Fortuna jouent au ballon au fond de la rue. Rosaria la grande descend de son balcon. Elle me prend à part. D’après elle, Monica ne pourra jamais trouver du travail, d’abord parce qu’elle est trop grosse et ensuite parce que la propreté c’est pas son fort « et que veux tu qu’elle y fasse, elle sait pas ce que c’est, elle y arrivera jamais, elle se fera toujours jeter »… Monica affiche une bonne humeur enfantine. Elle a décidé qu’on allait toutes dormir chez elle. « Allez ! on se pousse, on met les enfants par terre et on dort tous les quatre dans le grand lit, ça va être chouette ! »… Et on sent qu’elle voudrait vraiment bien se la faire, cette pyjama party de ses trente et un ans de misère à compter l’argent dans sa main jusqu’à ce que ses yeux en pleurent de fatigue…

    Sur sa chaise, en pleine rue, elle raconte sa première rencontre avec Gennaro. C’est un voisin, un gars de son quartier. Elle a douze ans et tombe amoureuse sur le champ. Foudroyée par ses cheveux bruns bouclés, sa clope son assurance ses abdos son regard noir et son dédain. Elle essaye de l’approcher. Il la nargue. « Je vais quand même pas sortir avec une armoire à glace », il lui dit. Elle pleure. Et disparait cinq mois. Le temps de perdre trente kilos, et de revenir à l’attaque… « Tu aurais vu comme j’étais belle, avec mes cheveux bouclés jusqu’aux fesses et mon justaucorps moulant indécent et mon décolleté, hum… ouais, à croquer ! ». Elle va frapper à la porte de Gennaro. « Salut c’est moi ! – Moi qui ? – Monica – Pas possible, Monica elle est obèse et moche – Non regarde moi bien, c’est Monica, c’est moi ». Elle lui claque la bise, il l’attrape et l’embrasse goulument. Elle court chez elle et lance à sa mère : « Mamma, ça y est, je suis fiancée ! ». A quinze ans, elle tombe enceinte une première fois et perd le bébé. A dix-sept, elle accouche de Giovanni. A dix-huit, son homme tombe dans l’héroïne. A vingt, elle le met à la porte. A vingt et un, il est à genoux et la supplie de le reprendre. A vingt-deux, elle le traîne de force jusqu’en Sicile et le désintoxique à coup de whisky. Elle accouche la même année de Rosaria et se marie. La victoire de l’armoire à glace.

    Sur une chaise, dans la rue Giovanni plié en deux écrit une rédaction pour raconter ses vacances, sa vie dans le quartier. « Oh ! Enfin ça y est ! », décrète le gosse. Il me tend sa feuille pleine d’une écriture tremblante. Une rédaction à fendre l’âme, qui dit que personne jusqu’ici ne l’a jamais regardé, que personne ne l’a jamais entendu. Qu’il rêve d’un ailleurs et que pourtant, il sait précisément quelle va être sa vie. Plus d’école, du travail, et basta cosi.

    Dehors, c’est la pleine lune. Et la montagne de Pianura brûle depuis des heures d’un feu de forêt que personne ne cherche à éteindre.

    Octobre. Assise sur le seuil de sa porte, le matin tôt, Monica est encore en chemise de nuit, toujours avec ses yeux dans le vague, et son éternelle clope au bec. D’un coup, elle se secoue, joyeuse : « L’autre jour, quelqu’un avait prêté à Gennaro une chaise roulante parce qu’il avait mal aux jambes. Alors je lui ai dit : écoute, tu veux mettre un terme à nos misères ? On attend le bus qui passe au bas de la rue, je pousse un grand coup et hop, c’est fini. Comme ça tu seras soulagé, moi je toucherai une belle pension et on n’en parle plus ! » Et Monica part d’un rire tonitruant qui réveille tout le quartier.

    Giovanni se lève. En s’habillant, il me raconte sa fiancée, Giorgia, qu’il aime depuis ses douze ans– « mais j’en ai d’autres que je lui dis pas, c’est normal je suis un garçon », me glisse-t-il d’un air entendu. Il en a marre de trouver des excuses pour éviter de sortir. En plus, il vient de recevoir les 40 euros d’une femme du quartier qui veut l’aider dans sa scolarité. Monica, qui a aperçu les billets de son œil borgne, le coince illico dans la salle de bains. « Quoi, tu veux acheter un sandwich à une nana que tu connais à peine, alors qu’ici on n’a rien à manger ? ça va pas la tête ? »… Giovanni tente de négocier. « Alleeeez maman, tu m’en laisse dix, allez… ». Il joint les deux mains en signe de prière. Elle lui arrache les billets qu’elle fourre énergiquement dans son soutien-gorge.

    Giovanni et Rosaria sont prêts pour aller à l’école. Monica attrape la petite Rosaria par le bras, lui met trois pièces dans la main et lui glisse : « quand tu sors de l’école, va faire quelques courses, va, sinon on n’aura rien à manger ce soir ». Monica sait que la petite, avec ses trois pièces, réussit toujours à grappiller un paquet de pâtes en plus. « Mais maman, je sais même pas compter »… Elle tortille un pan de sa longue robe rose à paillette. Regard sombre de Monica. Rosaria enfile son tablier bleu d’écolière, et se met en marche pour l’école.

    Gennaro cuve une nouvelle fois son vin, à plat ventre sur le grand lit, indifférent aux enfants qui sautent et qui crient. Fortuna est restée à la maison. Elle joue avec la fille de la voisine d’en haut, celle qui a des crayons du papier des carnets de coloriage du shampoing et l’eau chaude qui marche. Les deux gamines courent dans la rue, sautent d’un trottoir à l’autre, lancent un ballon bleu sous les voitures qui passent. Puis elles lèvent la tête : « Ciaooo Anto’ ! ». Sur un toit, un gars du quartier refait la toiture avec l’aide de son fils de 11 ans, en Marcel et pantalon de travail à ses côtés.

    Monica est en veine aujourd’hui. Très en veine. Elle parle de son enfance, de sa mère prostituée, de sa mère sans homme et avec trop d’hommes à la fois, qui a fait six gosses seule et déménagé quatre fois. Terminus au Villaggio Coppola, ancien complexe résidentiel de luxe destiné aux salariés de l’ONU, devenu après le grand tremblement de terre un no man’s land sordide, où échouent les maudits, les rebuts et les fous. A onze ans, déjà femme, Monica se promène dans son quartier. Un type la remarque. Il se présente chez la mère : « Je l’aime bien votre gamine, j’aimerais la suivre ». A Naples il y a une formule pour ça : « ‘ma voglio crescere », je veux me la faire grandir. La mère comprend. Elle dit oui à l’homme. Il vient tous les samedis voir la gamine. Qui elle aussi a tout compris et échange des poupées contre des branlettes. Le manège dure quelques mois. Puis un jour, l’homme la coince dans la salle de bains, veut la prendre de force. Enfin, la mère réagit, hurle, défend sa gamine. Quelques jours plus tard, toute la famille déménage. Pour éviter de dénoncer le pédophile.

    Rosaria la voisine descend et se met à écouter. Elle regrette sa belle vie, son enfance dans sa campagne Calabraise, sa ferme, son mari parti avec une autre. Alors, pour détendre l’atmosphère, elle se met à taquiner Monica . « N’empêche, toi t’aime ça, hein, ma grosse ? » Et Monica : « Moi oui, mais seulement avec Gennaro ! Tu sais quoi ? Ce matin, il m’a réveillé à l’aube et à sept heures et demie on y était encore » Rires tonitruants. Rosaria s’approche hilare, lui fourre une main dans le soutien gorge taille Z… : « hein, avec tes gros seins, ça le réveille, ça, hein ? ». Et Monica rétorque en allongeant une main vers l’entrejambe de Rosaria : «Qu’est-ce que tu crois, moi je me fais draguer par les lesbiennes tous les jours ! Tout le monde aime les grosses. » Pour faire l’amour, Monica et Gennaro s’enferment à l’aube dans la salle de bains, et étendent une couverture sur le carrelage. Mais même quand ils le font dans la chambre, les enfants ne se réveillent pas. Trop crevés, forcément. Ils s’endorment tous les soirs à 1h du matin, devant la télé allumée.

    Dans la chambre, Fortuna joue à un jeu video, My Life, avec la console de sa petite voisine d’en haut. Le jeu, c’est une poupée qu’on doit habiller, laver, puis emmener faire les courses, rencontrer des amis, aller à l’école… « Attends, regarde, je vais mettre mes jolies chaussures rouges… Et ça aussi, c’est ma robe blanche toute neuve ». Fortuna ne joue pas à la poupée. Elle est la poupée.

    Novembre. Giovanni accompagne son père à Naples pour une visite de contrôle chez un hépatologue de l’hôpital Cardarelli. Gennaro a mis ses beaux habits : une chemise en polyester brillant, imprimé d’un tigre et de divers autres animaux sauvages. Il a soigneusement coiffé ses cheveux de jais, et si ce n’était ses dix dents manquantes, on lui trouverait presque fière allure. Les visites à l’hôpital sont un excellent moment dans la vie de Gennaro. Il achète un ticket, prend la Cumana, le TER de Naples, va dans la ville, sort de son trou, respire un air d’ailleurs. Quand il rentre, il est généralement plutôt content. Même s’il n’y a strictement aucune raison.

    De retour à Pianura, Gennaro me tend les analyses un grand sourire aux lèvres. Foie de 17,3 cm, vésicule biliaire en lambeaux, rate sur le point de lâcher… Les médecins ont demandé à Gennaro de rester, ont voulu l’hospitaliser, il a refusé. Je lis les analyses, le cœur serré. Gennaro comprend ce que tout le monde devine déjà. Avec un foie pareil, il a besoin d’une greffe. Gennaro est mourant. Et d’un coup, cet horizon prend forme, à mesure que la tristesse se faufile entre les deux chaises poisseuses posées sur le perron, à travers le rideau jaune-gris, jusqu’à l’intérieur de la maison. Gennaro se lève d’un coup : « Aaah ! Je me sens exploser de l’intérieur ». Il part marcher dans la rue. Les cernes de Monica passent du gris au noir profond.

    Giovanni emmène ses sœurs à l’écart, dans la chambre. Ils se jettent à trois sur le grand lit, se couvrent la tête d’un coussin et font des messes basses. Au-dessus d’eux, une reproduction des chérubins de Michel Ange écornée. La télé marche à plein volumes, une émission sur la chaîne D-max qui montre un type qui tente de survivre en milieu hostile. Dans cet épisode, l’Amazonie. Fortuna quitte le lit, s’assoit sur le carrelage sale et regarde le type descendre une chute vertigineuse en kayak. Hypnotisée, hermétique aux cris, aux pleurs. Immunisée.

    Giovanni et Rosaria sortent de la chambre et veulent parler à leur père. Ils le supplient de se soigner, de ne pas mourir. Ils pleurent, s’accrochent à son cou, l’embrassent partout, les joues l’épaule les cheveux noirs huileux. Le père pleure, la mère pleure… Même la petite Fortuna, qui n’a pas quitté sa chambre et l’Amazonie depuis une heure, se met doucement à gémir, seule sur son carrelage face à l’écran. Gennaro refuse. « Je ne vais pas vous quitter alors qu’on n’a pas un rond et que votre maman est aveugle, quel père je ferais ? Non, je préfère mourir plutôt que de vous abandonner là, sans savoir si vous allez pouvoir manger tous les jours ». Et Giovanni, entre deux sanglots et dit papa, je suis là moi, je vais l’aider maman, on va se débrouiller, toi faut que tu te soignes, faut que tu guérisses, on peut pas risquer que tu meures papa, on peut pas risquer de rester seuls dans ce taudis avec maman qui ne voit même pas l’argent qu’elle mendie, les services sociaux vont nous prendre et nous emmener papa, c’est ça que tu veux ? Qu’on soit placés séparés éclatés pour toujours ?

    Une heure plus tard, Giovanni essuie sa joue, glisse un pauvre sourire à sa soeur : « tu vois Rosaria , ça a marché! » Monica appelle une ambulance. Au bout du fil, le type des urgences connaît déjà la famille. Il croit que Gennaro s’est encore saoulé, qu’il est tombé, ou pire, qu’on l’a battu comme la dernière fois quand il est sorti à cinq heures du matin de l’hôpital et qu’il a croisé la route de cinq gamins sous amphétamines qui l’ont massacré à grands coups d’attelle, comme ça, pour le plaisir, parce que ça se sent à des kilomètres qu’il est faible comme un enfant… Une demi heure plus tard, le médecin des urgences est là, dans la ruelle. Il secoue la tête. « On va l’embarquer, mais ça ne sert à rien, à ce stade, ce n’est même plus une désintoxication qu’il lui faut… » Gennaro sort de la maison avec son petit sac à dos, ses enfants l’aident à se hisser dans l’ambulance, et par les fenêtres du camion, envoient des baisers en pleurant. Il est deux heures du matin. Demain, Giovanni ira à l’école et puis il partira bosser. « Plus, beaucoup plus, parce que maintenant, papa n’est plus là ».

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