Nancy Huston

Les femmes seraient-elles plus enchaînées que libérées ?
C’est un paradoxe. Plus elles sont autonomes et indépendantes, plus elles deviennent « objets ». À partir du moment où elles entrent dans le monde du travail, où elles deviennent indépendantes économiquement et personnellement, leurs dépenses en chirurgie esthétique, en produits cosmétiques explosent. Nos sociétés occidentales produisent des images aliénantes. Il y a d’un côté le discours de l’industrie de la mode, de la beauté, qui véhicule une version glacée, squelettique, figée de la féminité ; et de l’autre, celui de la pornographie, qui présente une version ronde, accueillante. Ces deux versions – aussi peu maternelles l’une que l’autre – sont reproduites par nos médias et se vendent à des millions d’exemplaires… Comment osons-nous proclamer face aux femmes qui portent le voile : « Nous sommes libres et elles sont opprimées ! »? C’est hilarant et aberrant.

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  1. shinichi Post author

    Nancy Huston : “Plus les femmes sont autonomes, plus elles deviennent objets”

    Nous avons rencontré Nancy Huston, essayiste, romancière, féministe de la première heure. Elle nous parle de la féminité et dénonce la disparition d’un regard valorisant sur la maternité.

    Propos recueillis par Hélène Fresnel

    http://www.psychologies.com/Culture/Savoirs/Litterature/Interviews/Nancy-Huston-Plus-les-femmes-sont-autonomes-plus-elles-deviennent-objets


    Psychologies : Vous êtes née au Canada, vous avez grandi aux États-Unis, en Allemagne, et vous vivez en France depuis trente-huit ans. Vous écrivez et vous exprimez aussi bien en français qu’en anglais. Vous sentez-vous « étrangère » ?

    Nancy Huston : Je me sens en exil depuis toujours. Je ne sais pas ce que signifie « chez moi » car, quand j’étais petite, ma famille déménageait tout le temps et j’étais toujours la nouvelle, l’« étrangère » à l’école. Je n’appartenais à aucun groupe. Or, quand on est enfant, c’est très important ce sentiment de faire partie d’un « clan ». Ça ne m’est pas arrivé. Quand j’avais 6 ans, j’ai passé plusieurs mois chez ma future belle-mère en Allemagne et je me souviens de l’euphorie que j’ai ressentie une fois installée là-bas. Ce fut la même chose quand, à 20 ans, je suis venue passer une année à Paris. J’allais pouvoir me reconnaître étrangère puisque je l’étais effectivement. Aujourd’hui, j’aime cette position. Je ne la subis plus, je la choisis. J’aime beaucoup ce que dit l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf. Quand on le somme de dire ce qu’il est au fond, il répond : « Je suis mon histoire. »


    Quelle petite fille étiez-vous ?

    N.H. : J’étais les quatre enfants de mon roman Lignes de faille : perverse et cruelle comme Sol, perplexe et nerveuse comme Randall, extrêmement triste et en colère comme Sadie, euphorique et joyeuse comme Kristina. J’ai connu tout ça, comme beaucoup d’entre nous. En fait, nous sommes beaucoup plus complexes que dans les histoires qu’on raconte sur notre vie, à soi ou aux autres. Nous prenons l’habitude de nous décrire sous certains aspects et pas d’autres. Nous construisons le récit de notre vie et le retraçons d’une manière que nous estimons flatteuse, victimaire ou cohérente. J’essaye d’être le plus juste possible, de ne pas exagérer mon côté mélancolique : j’ai aussi été une petite fille joyeuse.


    À quel moment votre mère est-elle partie ?

    N.H. : J’avais 6 ans quand elle nous a définitivement quittés, mon frère aîné, ma petite soeur et moi, mais il y avait eu des velléités de départs auparavant. Ma mère était une féministe avant la lettre, remarquable à certains égards. Elle avait suivi des études en sciences politiques. Elle a été enseignante, psychologue. Après s’être remariée et avoir eu d’autres enfants, elle a continué à étudier, à accumuler des diplômes en histoire de l’art.

    Aujourd’hui, à 80 ans, elle reste encore très active intellectuellement. Elle lit, va à l’opéra, au théâtre. Malgré ou à travers son absence, elle nous a communiqué ses passions. Elle voyageait et nous racontait l’Espagne et l’Andalousie, le Maroc, l’Angleterre. Cela me faisait rêver d’avoir une mère si lointaine, prestigieuse et romantique. Et très belle, très très belle… Je lui dois tout.


    Vous lui devez tout, malgré son départ ?

    N.H. : Grâce à son geste, j’ai pu développer cette capacité que j’ai de me mettre à la place des autres. Je ne la voyais que tous les deux ou trois ans, pour quelques jours de vacances. Elle vivait en Europe. Je me souviens : je l’ai vue à 7 ans puis, la fois suivante, à 10. Ce n’est pas facile de ne pas avoir été reconnue, entourée, choyée par sa propre mère. Il est difficile d’élaborer une estime de soi à partir de là. Pour m’en sortir, je me mettais à sa place. Elle était très triste. Elle a vraiment souffert.


    Vous a-t-elle expliqué pourquoi elle vous avait quittés ?

    N.H. : Oui. Je n’ai jamais eu de mal à comprendre pourquoi elle avait quitté mon père. J’ai même pu comprendre qu’elle lui ait laissé les trois enfants. En revanche, je n’ai pas compris pourquoi elle avait eu besoin de mettre autant de kilomètres entre nous. C’était vraiment singulier. Je pense que cet éloignement physique si important a été décisif dans ma destinée. Elle m’a donné une énigme insoluble, insondable : pourquoi ? Comment peut-on faire cela ? Peut-être souffrait-elle tellement qu’elle s’est dit : « Plus je mettrai de distance, moins je souffrirai… » ? Elle s’est érigé un mur dans son cerveau, mais il se trouait chaque fois que nous la retrouvions. Dans la faille, passait un océan de tendresse, de gentillesse, de douceur, d’amour. Et chaque fois, la douleur du manque qui s’ensuivait était décuplée.


    Comment avez-vous compensé ce manque ?

    N.H. : Je me suis réfugiée dans les jeux, puis le flirt avec les garçons, qui ont très tôt porté sur moi un regard intéressé et approbateur. Le fait d’être jolie m’a fait du bien et du mal. Du bien parce que j’avais toujours de la compagnie, et que cela m’a aidée très jeune à connaître et comprendre les garçons de l’intérieur. Mais cela m’a aussi abîmée, comme beaucoup de jeunes femmes jolies et mal aimées durant leur enfance : nous avons tendance à confondre amour et désir, à accepter celui-ci à la place de celui-là. Je n’en fais pas une maladie. Je n’ai pas été détruite. J’ai vite appris à nuancer mes expériences, à les analyser, à ne pas les recevoir brutalement en plein visage. Je ne me suis jamais considérée comme un simple objet.


    La psychanalyse vous a-t-elle aidée à prendre de la distance ?

    N.H. : Je n’ai pas fait d’analyse, je ne voulais pas m’allonger sur un divan, parler toute seule pendant des années. Mais j’ai eu à un moment une thérapeute qui avait une écoute très poétique. Elle réussissait à me faire entendre des choses que je disais, à les relier entre elles sans me laisser m’enferrer toute seule. Je pense que, à la faveur du relâchement de notre attention, des souvenirs enfouis peuvent affleurer. Ce qui est époustouflant, c’est la créativité, l’art, le symbolisme puissant avec lequel tout cela peut surgir. Freud a eu le mérite de saisir la manière stupéfiante dont ces images se condensent, se cristallisent en des histoires.

    La nuit, nous sommes tous des artistes. Mais je ne peux pas me mettre à l’intérieur du dogme de la psychanalyse. Je ne peux pas dire : « Je crois. » Cela m’est impossible. L’inconscient occupe la place de Dieu dans ces cercles-là. Je pense que le soi est quelque chose de très instable. Évidemment, je reconnais l’existence des actes manqués, des rêves et des lapsus. Mais il n’y a pas en nous un placard verrouillé qui contiendrait tous nos démons, sorte d’« enfer » comme dans le dogme chrétien, d’où surgiraient les démons du ça pour nous faire peur : « Bouh ! » Aujourd’hui, je m’intéresse bien plus à la neurologie qu’à la théorie psychanalytique. Plusieurs fois dans ma vie, j’ai senti que j’avais le choix entre faire une psychothérapie approfondie et tomber amoureuse, faire une psychothérapie approfondie et écrire un roman. Eh bien, j’ai toujours préféré la deuxième option !


    L’écriture était-elle une thérapie ?

    N.H. : Certainement pas ! Je n’écris pas pour me « soigner ». L’écriture m’obsède. Quand j’écris un roman, je suis seule du matin au soir, obnubilée, aux prises avec des personnages, des forces, des sons imaginaires. Cela ne s’arrête pas quand je rentre à la maison, ni quand je dors, ni quand je prends des vacances. Que je gagne bien ma vie ou pas est au fond secondaire, du moment que je gagne suffisamment pour m’offrir le luxe de la solitude. Les artistes sont en dehors de la norme : ils ne cherchent ni à contribuer directement au bien-être de la société, ni à se reposer ou à s’« éclater » pendant des vacances.

    Ce que nous appelons notre « travail », ce n’est pas ce que l’on fait pendant trente-sept ans et demi en calculant notre retraite future, c’est ce qui nous tient le plus à coeur au monde. J’ai commencé par des poésies à l’âge de 10 ans. Puis j’ai vraiment ressenti la magie de l’écriture en rédigeant mes premiers textes pour des revues liées au mouvement des femmes dans les années 1970-1975. C’est grâce au regard bienveillant des femmes, à leur soutien, à leurs encouragements que j’ai pu accéder à ma dimension d’écrivaine, je crois.


    Dans "Démons quotidiens", votre dernier ouvrage, vous évoquez beaucoup le regard que les hommes portent sur les femmes…

    N.H. : Oui. Et mon prochain livre porte entièrement sur ce sujet. Je pars du constat que les hommes sont programmés génétiquement pour réagir à la vue de belles jeunes femmes, et que l’inverse est moins vrai. J’essaie de comprendre ce qui se passe au XXe siècle, lorsque les femmes deviennent à la fois plus sujets – à travers les luttes féministes – et plus objets – à cause de l’invention de la photographie et surtout du cinéma.

    À un point inquiétant, nous avons « introjecté » le regard masculin, et aujourd’hui, chaque femme occidentale a un homme en elle, souvent bien plus méchant que la plupart des hommes « réels ». Il est le juge impitoyable qui nous critique quand nous nous observons devant la glace. Pourquoi ce surmoi imaginaire est-il si dur ? Je ne sais pas, mais je constate sa présence chez beaucoup de femmes… C’est fou le temps que nous consacrons à perdre du poids, à nous habiller, à nous maquiller, à nous « entretenir ».


    Les femmes seraient-elles plus enchaînées que libérées ?

    N.H. : C’est un paradoxe. Plus elles sont autonomes et indépendantes, plus elles deviennent « objets ». À partir du moment où elles entrent dans le monde du travail, où elles deviennent indépendantes économiquement et personnellement, leurs dépenses en chirurgie esthétique, en produits cosmétiques explosent. Nos sociétés occidentales produisent des images aliénantes. Il y a d’un côté le discours de l’industrie de la mode, de la beauté, qui véhicule une version glacée, squelettique, figée de la féminité ; et de l’autre, celui de la pornographie, qui présente une version ronde, accueillante. Ces deux versions – aussi peu maternelles l’une que l’autre – sont reproduites par nos médias et se vendent à des millions d’exemplaires… Comment osons-nous proclamer face aux femmes qui portent le voile : « Nous sommes libres et elles sont opprimées ! »? C’est hilarant et aberrant.


    L’image de la mère ne serait plus valorisée ?

    N.H. : Cela fait cinquante ans – depuis la maîtrise de la fécondité – que nous nous sommes déclarées indépendantes de ce qui, pendant quatre millions d’années, a constitué le sens de notre vie : la maternité. Et les femmes ont aujourd’hui le choix entre deux images : la mannequin et la putain. La maman a disparu de l’iconographie : elle n’est plus présente dans le cinéma, ni dans la peinture, ni dans la photographie. Les Françaises font des enfants, certes, mais comme des lettres à la poste. Sommées par le discours féministe ambiant, « universaliste », de n’avoir plus rien qui les distingue des hommes, elles s’acharnent à retrouver leur « ligne » tout de suite après l’accouchement, reprennent le travail « comme si de rien n’était », effacent l’événement. La maternité n’est plus une phase de la vie.


    Vous-même avez longtemps envisagé de ne pas avoir d’enfants, non ?

    N.H. : La maternité n’avait rien d’évident pour moi. Comme tous ceux qui ont connu un traumatisme dans leur enfance, j’ai vécu une adolescence assez sombre, et mes débuts dans l’âge adulte ont été compliqués. J’étais anorexique, suicidaire. Je pense que le fait de m’installer à l’étranger a reflété un instinct de survie. L’univers intellectuel français très dogmatique des années 1970 me cadrait : le marxisme, le féminisme, la psychanalyse me structuraient. Pendant ces années- là, je ne voulais pas d’enfants : j’avais peur de perdre mon indépendance, ma ligne et le droit de me suicider. J’étais confortablement installée sur ces trois piliers que je pensais me constituer de manière fondamentale.


    Vous avez deux enfants. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

    N.H. : J’ai rencontré un homme remarquable, qui était déjà père d’un petit garçon. Grâce à lui, j’ai compris que la parentalité pouvait être autre chose qu’une corvée. Je me suis aperçue que la fréquentation des enfants pouvait être une joie, et apporter une autre dimension à l’existence. J’étais tellement concentrée sur la déprime que je l’avais oublié ! Je me souviens de la première fois où je suis allée chercher le fils de mon mari à l’école. Il avait 5 ans. Habillée tout en noir, je suis entrée dans cette classe pleine de dessins, de coloriages, et le vertige m’a saisie. Jusqu’à cet instant, je m’appliquais avec une telle ferveur à être sinistre…

    Quelques années plus tard, je suis devenue mère. Et quand ma petite fille avait entre 3 et 5 ans, j’ai senti l’intensité de l’amour qu’elle me portait. Je me suis dit alors : « Si je m’arrachais à mon enfant maintenant, elle vivrait une forme de mort… Voilà donc ce que j’ai traversé quand ma mère nous a abandonnés. » La maternité nous ramène à notre enfance, et cela peut nous mettre dans tous nos états…

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