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Est-ce parce ce que le bonjour russe, “zdravstvouite !”, est si difficile à prononcer qu’il a tant de mal à venir ? Lancé à un voisin, le mot n’appelle en général aucune réponse, pas un signe de tête. Ainsi l’auteure de ces lignes, installée dans le même immeuble moscovite depuis plus de cinq ans, a dû attendre deux bonnes années avant d’obtenir un franc bonjour ou un petit signe de tête de la part de ses voisins.
Le sourire est encore plus rare. Sourire, en Russie, est souvent interprété comme un aveu de faiblesse de la part de celui qui l’esquisse, ou, pire encore, comme le signe de quelque requête à venir. Il faut le savoir : la méfiance du Moscovite de base est d’autant plus en éveil que vous vous évertuez à faire apparaître vos dents.
>Russie : surtout, ne pas sourire
LEMONDE | 19.07.11 | 15h58 • Mis à jour le 19.07.11 | 15h59
Est-ce parce ce que le bonjour russe, "zdravstvouite !", est si difficile à prononcer qu'il a tant de mal à venir ? Lancé à un voisin, le mot n'appelle en général aucune réponse, pas un signe de tête. Ainsi l'auteure de ces lignes, installée dans le même immeuble moscovite depuis plus de cinq ans, a dû attendre deux bonnes années avant d'obtenir un franc bonjour ou un petit signe de tête de la part de ses voisins.
Le sourire est encore plus rare. Sourire, en Russie, est souvent interprété comme un aveu de faiblesse de la part de celui qui l'esquisse, ou, pire encore, comme le signe de quelque requête à venir. Il faut le savoir : la méfiance du Moscovite de base est d'autant plus en éveil que vous vous évertuez à faire apparaître vos dents.
"Je déteste la façon de sourire des Américains, c'est trop mécanique… Cette denture qui apparaît, c'est animal et hypocrite", dit Macha, 45 ans, psychologue au sein d'une ONG. "Les Russes sourient surtout à l'aéroport, quand ils reviennent de leurs vacances à l'étranger", fait remarquer Katia, interprète et grande voyageuse. Une plaisanterie du cru résume assez bien la situation : "Aux Etats-Unis, les gens affichent sur leur visage une fausse politesse ; en Russie, ils manifestent une haine sincère."
Au pays de Tolstoï, mieux vaut afficher un visage de marbre et parler par injonctions, il en va de votre crédibilité. Un soir de janvier, par – 28 °C, je trouve, devant la porte d'entrée de mon immeuble du quartier de l'Arbat à Moscou, une inconnue en train de composer, en vain, le code d'entrée. J'ouvre la porte et lui fais signe d'entrer. La femme s'engouffre, fouille dans son sac. Elle veut me montrer ses papiers. "Inutile, je vous fais confiance", lui dis-je. C'était le mot de trop ! En un quart de seconde, la silhouette frigorifiée se mue en procureur et pointe sur moi un doigt accusateur : "C'est incroyable ! Vous laisseriez vraiment entrer n'importe qui ! Quelle inconscience !"
Dans "La Langue russe au bord de la crise de nerfs" (non traduit, Znak, 2009), l'étymologiste Maxime Krongaouz éclaire les différences de comportements. "Deux personnes qui ne se connaissent pas se croisent dans un immeuble ou se retrouvent dans l'ascenseur. (…) S'il s'agit d'un Allemand, d'un Français, d'un Américain, ils vont se saluer, ce que ne feront jamais deux Russes qui ne se connaissent pas." Pour un Occidental, sourire ou dire bonjour est une façon de manifester ses bonnes intentions. En Russie, une telle attitude est suspecte. La règle, ici, c'est l'indifférence. Face à un interlocuteur fortuit, il faut fermer toutes les écoutilles et afficher un regard de poisson mort. Selon Maxime Krongaouz, le message est le suivant : "Tu n'existes pas pour moi, c'est pourquoi je ne représente aucun danger pour toi."
Ces dernières années, il est vrai, les règles de la politesse ont changé. Les portes battantes du métro ne vous sont plus automatiquement balancées en plein visage, les automobilistes ralentissent, voire s'arrêtent aux passages cloutés, et, dans les magasins, vendeurs et caissières se fendent désormais d'un sonore "zdravstvouite !".
Supermarchés, pharmacie, compagnies aériennes, banques ont formé avec succès leur personnel à l'accueil des clients. Et voilà que le sourire a fait son apparition. Mais il ne faut pas trop demander. Les gardes-frontières, les vendeuses de tickets de métro, les chauffeurs de bus et bien d'autres employés du secteur public continuent d'afficher l'amabilité d'une porte de prison, apanage de ces personnes dont la tâche est particulièrement grave ou dont l'existence est un enfer. Ou les deux.
Marie Jégo
Article paru dans l'édition du 20.07.11