Valérie Pécresse

Il fallut plus de trois siècles et des centaines de pages de démonstration pour remplir cette fameuse marge… Quant à Poincaré, plus sobre, il s’est contenté de commenter ainsi l’énoncé de sa conjecture : « mais cette question nous entraînerait trop loin ».
Voici, Mesdames et Messieurs, une merveilleuse définition des mathématiques : la science des questions qui nous entraînent trop loin.

2 thoughts on “Valérie Pécresse

  1. shinichi Post author

    Colloque du Clay Mathematics Institute : résolution de la conjecture de Poincaré

    Valérie Pécresse est intervenue lors du colloque organisé conjointement par l’Institut Henri Poincaré et le Clay Mathematics Institute afin de célébrer la résolution de la conjecture de Poincaré par le mathématicien russe, Grigoriy Perelman. Cette conjecture représente la plus importante avancée mathématiques de ces dix dernières années.

    par Valérie Pécresse

    http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid52028/colloque-du-clay-mathematics-institute-resolution-de-la-conjecture-de-poincare.html

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  2. shinichi Post author

    Les fonctions qui sont les miennes offrent quelques privilèges : celui, bien sûr, d’avoir le plaisir de passer un moment avec quelques-uns des scientifiques les plus imaginatifs de notre époque, mais également celui de me plonger à cette occasion dans l’univers propre à chaque discipline.

    Et parmi ces univers, il en est un encore plus singulier que les autres : celui des mathématiques et des mathématiciens. Car dans quelle autre discipline, Mesdames et Messieurs, serions-nous tous réunis pour fêter, en l’absence parfaitement volontaire du lauréat, la remise d’un prix saluant la résolution d’un problème vieux de 106 ans à peine ?

    Je dis « à peine », car après tout, le théorème de Fermat a résisté 350 ans aux efforts des plus grands esprits. A l’échelle de l’esprit mathématique, la conjecture de Poincaré est presque un jeune problème. Et cela même témoigne de la singularité de la discipline qui est la vôtre : elle vit et avance selon un rythme qui lui est propre.

    Songez donc : 99 ans pour résoudre un problème, puis près de 3 années passées par des dizaines de mathématiciens de par le monde à vérifier et à revérifier la solution proposée par le seul esprit de génie à en être venu à bout, Grigoriy Perelman.

    Pour qui est habitué à voir les avancées scientifiques se multiplier année après année, il y a quelque chose de presque étrange dans ce rythme mathématique, qui n’a plus rien de commun avec celui de nos existences ou des autres sciences. Le temps mathématique est en effet un temps platonicien, un temps qui se fait « l’image mobile de l’éternité ». Pourrait-il en être autrement lorsqu’on s’attaque à l’abstraction pure ?

    Prenez l’énoncé de la conjecture de Poincaré : « Soit une variété compacte V simplement connexe, à 3 dimensions, sans bord. Alors V est difféomorphe à une hypersphère de dimension 3. »

    Cet énoncé en apparence hermétique cache en fait un problème simple et fondamental : pour déterminer si une surface fermée peut se déformer en une sphère, il suffit de vérifier qu’elle n’a pas de trou, pour l’exprimer de manière mathématiquement précise. Ou, pour le dire de manière plus imagée : tout ballon de rugby est aussi un ballon de football déformé.

    Occupé à défricher la topologie, dont il est le père fondateur, Poincaré se demanda si ce même test s’appliquait non seulement à des surfaces, mais aussi à des objets de dimension 3, comme notre univers. C’est cette interrogation qui est restée célèbre sous le nom de conjecture de Poincaré.

    Voilà au fond un problème dont les termes sont très simples et la compréhension quasi intuitive. Oui, mais voilà : c’est une chose de croire reconnaître l’évidence ; c’en est une autre de la démontrer.

    Et rien, au fond, n’est plus trompeur que l’intuition appliquée aux objets abstraits : dans les sciences expérimentales, les faits peuvent se charger de vous détromper ; en mathématiques, l’intellect est seul en charge de lui-même. Il y a bien des faits mathématiques, mais encore faut-il se charger de les établir…

    Et c’est là, pour ainsi dire, que les ennuis commencent, des ennuis qui font le sel de votre discipline : « démontrer la vérité quand on la possède », c’est, pour citer Pascal, la clef de l’esprit géométrique, mais aussi la tâche la plus ardue qui soit.

    Les mathématiciens le savent bien, puisqu’ils ont le don d’accompagner la formulation des problèmes les plus difficiles d’un petit mot d’encouragement aux générations futures : ainsi Fermat écrivait-il, en marge de son exemplaire de l’Arithmétique de Diophante, « j’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir ».

    Il fallut plus de trois siècles et des centaines de pages de démonstration pour remplir cette fameuse marge… Quant à Poincaré, plus sobre, il s’est contenté de commenter ainsi l’énoncé de sa conjecture : « mais cette question nous entraînerait trop loin ».

    Voici, Mesdames et Messieurs, une merveilleuse définition des mathématiques : la science des questions qui nous entraînent trop loin.

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    Et on aurait tort de voir dans ces problèmes qui résistent à toute résolution un simple jeu de l’esprit. Sans doute ces recherches sont-elles essentiellement gratuites, en ce sens qu’elles s’efforcent d’abord de relever un défi purement intellectuel. Mais gratuit ne veut pas dire stérile.

    Car depuis près d’un siècle, un défi comme la conjecture de Poincaré a été à l’origine directe de la naissance ou de nouveaux développements dans des branches entières des mathématiques : je pense à la géométrisation de Thurston, mais aussi aux limites d’espaces ou aux équations différentielles.

    Et la raison en est très simple : si ces problèmes résistent, c’est qu’il est impossible de les résoudre avec les outils mathématiques disponibles à un moment donné.

    S’y attaquer suppose dès lors d’inventer de nouvelles approches ou d’utiliser de nouveaux outils, formulés dans un contexte différent, pour trouver enfin une voie d’approche efficace du problème.

    Et du même coup, les mathématiques s’enrichissent de développements théoriques insoupçonnés, mais féconds, des développements qui, sans le défi intellectuel que représente la résolution d’un problème vieux d’un siècle, n’auraient sans doute jamais vu le jour.

    Là encore, la conjecture de Poincaré nous en offre un très bel exemple : les équations de la chaleur ou le flot de Ricci n’ont, au premier abord, rien à voir avec la topologie. Et pourtant, comme toute proposition mathématique, ils ont l’extraordinaire caractéristique de pouvoir être utilisés dans d’autres contextes que celui de leur formulation initiale.

    Ainsi vont les objets mathématiques : leurs propriétés valent par nature hors contexte, même si elles ont été formulées à une occasion donnée.

    Les équations différentielles, qui trouvent leur première origine chez Newton, puis ont été largement développées pour rendre intelligibles des variations de température, de pression, de vitesses, ou de mille autres paramètres physiques, peuvent ainsi être reconduites et enrichies pour étudier le taux de variation de certaines quantités géométriques

    Du mathématicien qui se confronte à l’un de ces problèmes qui résistent à l’analyse, on pourrait ainsi dire qu’il a quelque chose de l’alpiniste qui s’attaque à un sommet inviolé : sans doute est-ce le goût du défi qui le motive, mais une fois les cimes atteintes et le défi relevé, l’essentiel, c’est qu’une voie d’approche ait été ouverte, une voie qui pourra être empruntée par d’autres.

    Nul n’offre de plus beau témoignage de ce goût du défi intellectuel que Grigoriy Perelman. Son absence même aujourd’hui en est un signe : elle affirme le sens d’une existence vouée aux mathématiques et mue par la passion de faire des mathématiques pour faire des mathématiques.

    Grigoriy Perelman a accompli un exploit solitaire, mais cet exploit a permis de frayer des chemins nouveaux pour l’ensemble des mathématiciens du monde. Et c’est pourquoi c’est aujourd’hui toute une communauté qui célèbre son succès.

    Plus que l’aboutissement d’une quête qui a mobilisé et parfois épuisé des centaines de scientifiques, comptant parmi les plus beaux esprits de leur temps – de Poincaré lui-même jusqu’à l’américain Richard Hamilton, en passant par de nombreux autres, c’est la promesse de nouveaux développements et de nouveaux défis pour tous les mathématiciens qui est aujourd’hui à l’honneur.

    * * *

    L’histoire de votre discipline est en effet celle d’une aventure collective émaillée d’exploits individuels. Voilà sans doute ce qui explique que la communauté mathématique soit parmi les plus soudées qui soient, une communauté qui est aujourd’hui endeuillée par le décès brutal de Vladimir Arnold.

    Permettez-moi de lui rendre un instant hommage, lui qui contribua également à la résolution d’un problème fameux – le 13e des 23 problèmes identifiés par David Hilbert, en 1900, à Paris – et qui démontra aussi, en même temps que Moser, le théorème KAM, qu’il avait formulé avec Kolmogorov.

    Privé de médaille Fields par son propre pays, la Russie, il avait trouvé dans cette autre grande nation des mathématiques qu’est la France une seconde patrie. Professeur à Dauphine, membre de l’Académie des sciences, il avait le don d’exprimer avec une vigueur et une ironie peu commune sa vision des mathématiques, d’ailleurs aux antipodes de celles qui a cours en France, et plus précisément ici, à l’Ecole normale supérieure, où Bourbaki est né et continue de vivre son immortelle existence collective.

    « Les mathématiques, ce sont la partie de la physique où les expériences ne coûtent pas cher ». Voilà la définition que proposait Vladimir Arnold, une définition qui n’a rien de bourbakiste. Je ne suis pas certaine qu’elle suffise à épuiser le sujet et à dire vrai, je ne peux bien évidemment prétendre trancher la question.

    Mais à l’observateur extérieur que je suis s’impose toutefois un constat : les mathématiques ont deux faces, ces deux faces que j’évoquais il y a un instant en mentionnant les propriétés singulières de ces objets qui existent hors contexte.

    Les mathématiques sont en même temps de l’ordre de l’instrument et de l’essence : elles se développent à la fois pour les autres sciences et pour elles-mêmes. Sans doute l’existence de ces deux registres superposés contribue-t-elle à brouiller les cartes et à susciter des débats sans fin. Mais cette dualité ne fait au fond aucun doute.

    Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, de me placer sous le patronage de Poincaré pour évoquer ce double statut. Car après tout, Poincaré est l’un des rares polytechniciens que l’on puisse célébrer sans risques à l’Ecole normale supérieure : son exceptionnel génie a donc aujourd’hui encore une exceptionnelle capacité à créer le consensus.

    La célèbre conjecture dont nous célébrons aujourd’hui la résolution trouve son origine dans l’intérêt de son auteur pour la physique de son temps, un intérêt qui fait de lui l’un des pères de la relativité restreinte. La topologie même est née cette proximité avec la physique, une proximité qui n’a jamais empêché la topologie de s’émanciper ou de s’affirmer comme une branche des mathématiques à part entière.

    Car les mathématiciens sont ainsi faits : qu’ils soient sollicités par l’avancée des autres sciences de leur temps ou par des défis lancés par d’autres mathématiciens quelques siècles plus tôt, ils n’ont de cesse de saisir ces occasions pour faire avancer leur discipline vers de nouveaux développements, insoupçonnés, et même insaisissables pour qui n’a pas l’esprit mathématique. Et ces développements, un jour ou l’autre, deviendront des outils dont les autres sciences ne pourront pas se passer.

    Tel est bien le secret de la puissance et de la fécondité de l’abstraction mathématique : elle arrache au réel ceux qui y sont plongés et elle y reconduit ceux qui s’en sont éloignés.

    * * *

    Et ces propriétés la distinguent de toutes les autres sciences : aussi est-ce un privilège pour notre pays que de pouvoir compter sur une école mathématique aussi forte et aussi vivante que la nôtre, une école dont le cœur bat ici, rue d’Ulm, dans cet établissement où sont passés tous les lauréats français de la médaille Fields et je salue aujourd’hui la présence de nombre d’entre eux.

    Et ce cœur battant qu’est l’ENS irrigue l’ensemble de notre recherche mathématique, qui fait preuve, je veux le souligner, d’une extraordinaire cohésion : je pense au partenariat exemplaire que le CNRS entretient avec les universités en la matière, mais aussi à la manière dont les centres d’excellence rayonnent et alimentent l’ensemble de notre réseau scientifique.

    Avec le plan d’investissements d’avenir et les 22 milliards d’euros qu’il consacre à l’enseignement supérieur et à la recherche, cet exceptionnel tissu scientifique a tout pour grandir et se fortifier encore.

    Je sais que les mathématiciens français auront à cœur d’être au rendez-vous de cette occasion exceptionnelle d’exprimer tout notre potentiel de recherche en mathématiques. Permettez-moi de vous le dire aujourd’hui : c’est le moment ou jamais de proposer les projets les plus originaux et les audacieux, ceux que vous rêvez de réaliser pour pouvoir écrire l’avenir de cette discipline unique.

    Cette école mathématique française, Mesdames et Messieurs, elle doit aussi beaucoup à quelques institutions d’exception : je pense à l’Institut des hautes études scientifiques, bien sûr, mais aussi au Centre international de rencontres mathématiques et à l’Institut Henri Poincaré, coorganisateur de ce colloque exceptionnel.

    Et cet institut témoigne du rôle majeur tenu par de grands mécènes dans le progrès des sciences : il doit en effet beaucoup à Edmond de Rothschild, qui contribua à sa fondation, tout comme le Clay Mathematics Institute est devenu l’une des ferments de l’avancée des mathématiques grâce à la générosité de ses fondateurs, Landon T. Clay et Lavinia D. Clay.

    Permettez moi, Madame et Monsieur, de m’adresser un instant à vous en anglais. At this point I would like to emphasize that I do admire the choice that you have made by generously supporting one of the most distinctively noble undertakings that exist: mathematical research. Thank you! Sir, Madam, each of us knows that the seven inspiring problems selected on your behalf by the Clay Mathematics Institute will remain for ever engraved in the history of science, and will foster mathematical research, the same way the celebrated Hilbert’s problems, that I earlier mentioned, have done since the time they have been stated over a century ago. Today’s event, which we are proud to welcome here in France, serves as a proof of our belief.

    By choosing seven problems which are currently viewed as almost impossible to solve, you have, together with your scientific committee, challenged the worldwide community of researchers, and I am sure that, one day, they will provide further answers to your challenge.

    La seule question, au fond, est : quand ? Mais avec les mathématiciens, la réponse est imprévisible – dix ans ou un siècle, les mathématiciens ont l’éternité de leurs objets pour eux.

    Nul ne sait, Mesdames et Messieurs, si nous aurons le privilège d’être à nouveau réunis pour assister à la remise d’un prix du Millénaire : aussi profitons pleinement de cet instant, qui voit une communauté entière fêter le succès de l’un des siens, avant de repartir dès demain à l’attaque de nouveaux sommets réputés imprenables.

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