Daniel Schneidermann

Web et print : les rivaux de Painful «Libé»
Deux conceptions, donc, semblent s’affronter. Le journalisme «littéraire», et le journalisme de liens et d’alertes. Disons-le : les formulations des deux adversaires sont aussi crétines l’une que l’autre. Assurer que l’article littéraire est voué à devenir marginal, est aussi stupide que d’affirmer qu’il est la seule forme de narration journalistique, gravée dans le marbre pour les siècles des siècles.
Comme si les deux, non seulement étaient incompatibles, mais n’étaient pas nécessaires l’un à l’autre.

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  1. shinichi Post author

    Web et print : les rivaux de Painful «Libé»

    par Daniel Schneidermann

    http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2014/07/06/web-et-print-les-rivaux-de-painful-libe_1058516

    «Je l’ai vu deux ou trois fois. C’est un type pas mal, je crois.» Ainsi Laurent Joffrin, ancien et nouveau numéro 1 de Libé, a-t-il évoqué son numéro 1 bis, Johan Hufnagel, si l’on en croit les comptes rendus les mieux informés de son audition par la rédaction du journal. Si seul Laurent Joffrin s’est présenté devant la rédaction (où il a recueilli 52% de votes favorables), les actionnaires du journal ont exigé qu’il soit épaulé par un journaliste au profil «plus web». Passé par le site de 20 Minutes et le pure player Slate.fr, après un premier passage, lui aussi, par Libé, Johan Hufnagel est sans doute apparu comme ce qu’on pouvait faire de plus Libé-compatible parmi les journalistes web (ou l’inverse).

    «Un type pas mal, je crois» : on ne saurait faire plus enthousiaste. Et les premières réactions, assez éruptives, à l’annonce de la formation du tandem, rappellent qu’une certaine guerre n’est pas terminée, entre tenants du journalisme «sur papier», et pionniers du Web. «Ce qui est formidable avec le journalisme web, c’est qu’on peut devenir rédacteur en chef en ayant écrit une dizaine d’articles dans sa vie», lance (sur Twitter) Xavier Ternisien, ex-chroniqueur religieux au Monde, qui s’était signalé, voici quelques années, en traitant ses confrères web de «forçats».

    Dans Marianne, une enquête livre des détails terrifiants sur la supposée «haine du papier» qui dévorerait les tripes de Johan Hufnagel, et sur la «quasi-panique» que suscite l’Ogre dans la rédaction : «Est-ce que le journal va devenir la cinquième roue du carrosse ?» se demande un journaliste (cité par Marianne) quand d’autres (toujours cités par Marianne) s’inquiètent de voir débarquer un journaliste «qui n’a jamais rien fait dans le journalisme».

    Pour sa part, Laurent Joffrin en prend aussi pour son grade, sous la plume du blogueur Autheuil : il incarne «le pire de ce qui se fait dans le journalisme, un journalisme de connivence, pontifiant et déconnecté».

    Et le blogueur de développer sa conception du journalisme : «Le journalisme qui consiste à écrire des histoires, par le biais exclusif d’articles rédigés de manière littéraire, c’est voué à devenir marginal. Les supports, avec le numérique, deviennent multiples. C’est maintenant par des articles sur un site, mais aussi par alertes, par mail, par newsletters, par supports audio ou vidéo (et j’en rate certainement) que l’information se diffuse à l’heure du numérique […]. Parfois, un tweet avec un lien peut être aussi informatif que 2 000 signes. La valeur ne se mesure pas en longueur de papier, mais en pertinence de l’adéquation entre un lecteur et l’information qui lui est apportée.»

    Deux conceptions, donc, semblent s’affronter. Le journalisme «littéraire», et le journalisme de liens et d’alertes. Disons-le : les formulations des deux adversaires sont aussi crétines l’une que l’autre. Assurer que l’article littéraire est voué à devenir marginal, est aussi stupide que d’affirmer qu’il est la seule forme de narration journalistique, gravée dans le marbre pour les siècles des siècles.

    Comme si les deux, non seulement étaient incompatibles, mais n’étaient pas nécessaires l’un à l’autre. Une longue enquête littéraire, ou une chronique de Libé, par exemple, qui ne buzze pas, perdra beaucoup de son impact. Et inversement, la profusion des sollicitations, qui entraînent l’internaute dans un océan d’alertes, de tweets, de mails, de newsletters, de dépêches d’agence à peine relues, ou vers des Bermudes de ricanements mécaniques en gifs ou en Vine, l’amène à rechercher désespérément la terre ferme d’une bonne enquête de fond, à lire à tête reposée, dans une salutaire déconnexion (pardon pour cette formulation littéraire).

    Les belligérants étant, par ailleurs, gens raisonnables, tout laisse à penser qu’ils se sont laissé entraîner par une sorte de dynamique de guerre, comme si les «web» et les «print» étaient condamnés à un affrontement perpétuel, à la mode Medef contre intermittents, ou homos contre cathos. Comme si le paysage politico-intellectuel français n’était plus qu’une vaste démarcation de l’album de Lucky Luke les Rivaux de Painful Gulch, dans lequel deux clans, l’un à gros nez, l’autre à grandes oreilles, se mènent une guerre civile immémoriale, dont chacun a oublié les origines, et que seule l’arrivée du cow-boy solitaire parviendra non sans mal, à la fin de l’album, à réduire.

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