Une heure de ferveur (Muriel Barbery)

À l’heure de mourir, Haru Ueno regardait une fleur et pensait : Tout tient à une fleur. En réalité, sa vie avait tenu à trois fils et le dernier, seulement, À l’heure de mourir, Haru Ueno regardait une fleur et pensait : Tout tient à une fleur. En réalité, sa vie avait tenu à trois fils et le dernier, seulement, était une fleur. Devant lui s’étendait un petit jardin de temple qui faisait vœu de paysage miniature parsemé de symboles. Que des siècles de quête spirituelle aient abouti à cet agencement précis l’émerveillait – tant d’efforts tendus vers une signification et, à la fin, une pure forme, pensait-il encore.

Car Haru Ueno était de ceux qui recherchent la forme.

3 thoughts on “Une heure de ferveur (Muriel Barbery)

  1. shinichi Post author

    Une heure de ferveur

    de Muriel Barbery

    Mourir

    À l’heure de mourir, Haru Ueno regardait une fleur et pensait : Tout tient à une fleur. En réalité, sa vie avait tenu à trois fils et le dernier, seulement, À l’heure de mourir, Haru Ueno regardait une fleur et pensait : Tout tient à une fleur. En réalité, sa vie avait tenu à trois fils et le dernier, seulement, était une fleur. Devant lui s’étendait un petit jardin de temple qui faisait vœu de paysage miniature parsemé de symboles. Que des siècles de quête spirituelle aient abouti à cet agencement précis l’émerveillait – tant d’efforts tendus vers une signification et, à la fin, une pure forme, pensait-il encore.

    Car Haru Ueno était de ceux qui recherchent la forme.

    Il savait qu’il serait mort bientôt et il se disait : Enfin, je suis accordé aux choses. Dans le lointain, le gong du Hōnen-in résonna quatre fois et l’intensité de sa propre présence au monde lui donna le vertige. En face de lui, le jardin clos de murs passés à la chaux blanche, surmontés de tuiles grises. Dans le jardin, trois pierres, un pin, une étendue de sable, une lanterne, de la mousse. Au-delà, les montagnes de l’Est. Le temple, lui, s’appelait le Shinnyodō. Pendant presque cinq décennies, chaque semaine, Haru Ueno avait parcouru le même circuit – il allait au temple principal sur la colline, traversait le cimetière en contrebas et revenait à l’entrée du complexe dont il était un important donateur.

    Car Haru Ueno était très riche.

    Il avait grandi en observant la neige tomber et fondre sur les pierres d’un torrent de montagne. Sur une rive était arrimée la petite maison familiale, sur l’autre une forêt de grands pins dans la glace. Pendant longtemps, il avait cru aimer la matière – la roche, l’eau, les feuillages et le bois. Quand il avait compris qu’il aimait les formes que prenait cette matière, il était devenu marchand d’art.

    L’art : l’un des trois fils de sa vie.

    Bien sûr, il n’était pas devenu marchand en un jour, il avait fallu le temps de changer de ville et de rencontrer un homme. À vingt ans, tournant le dos aux montagnes et au commerce de saké de son père, il avait quitté Takayama pour Kyōto. Il n’avait ni argent ni relations mais il possédait une fortune peu commune : bien qu’il ne connût rien du monde, il savait qui il était. C’était le mois de mai et, assis sur le sol de bois, il entrevoyait l’avenir avec une clarté proche de la lucidité du saké. Tout autour bruissait le complexe de temples zen où un cousin moine lui avait négocié une chambre. La rencontre entre la puissance de sa vision et l’immensité du temps lui donnait le vertige. Cette vision ne disait ni où, ni quand, ni comment. Elle disait : Une vie consacrée à l’art. Et encore : Je réussirai. La chambre donnait sur un minuscule jardin ombreux. Au-delà, le soleil dorait les chaumes des grands bambous gris. Parmi les hostas et les fougères naines poussaient des iris d’eau. L’un d’eux, plus grand et plus gracile que les autres, oscillait dans la brise. Une cloche, quelque part, sonna. Le temps se dilua et Haru Ueno fut cette fleur. Puis cela passa.

    En ce jour, à cinquante années de distance, Haru Ueno regardait la même fleur et s’étonnait que ce fût, de nouveau, un 20 mai à seize heures. Une chose, néanmoins, différait : cette fois, il la regardait en lui-même. Une autre était semblable : tout – l’iris, la cloche, le jardin – avait lieu au présent. Une dernière était remarquable : dans ce présent total se dissolvait la douleur. Il entendit un bruit derrière lui et espéra qu’on le laisserait seul. Il pensa à Keisuke qui attendait quelque part qu’il mourût et se dit : Une vie se résume à trois noms.

    Haru, celui qui ne voulait pas mourir. Keisuke, celui qui ne le pouvait pas. Rose, celle qui vivrait.

    Les quartiers privés où il reposait étaient ceux du moine principal du temple, lequel était le jumeau de Keisuke Shibata, l’homme grâce auquel sa vocation était advenue. Les frères Shibata descendaient d’une vieille famille de Kyōto qui, de temps immémoriaux, fournissait la cité en laqueurs et en moines. Comme Keisuke détestait également la religion et – parce qu’elle brillait – la laque, il avait choisi la poterie mais il était aussi peintre, calligraphe et poète. La chose notable dans la rencontre de Haru et Keisuke fut que, entre eux, d’abord, il y eut un bol. Haru le vit et sut ce que serait sa vie. Il n’avait jamais rencontré une telle œuvre : le bol paraissait ancien et nouveau à la fois, d’une façon qu’il jugeait impossible. À côté, affalé sur une chaise, il y avait un homme sans âge et, si cela avait un sens, du même alliage que le bol. Par ailleurs, il était fin saoul et Haru faisait face à une équation également impossible – d’un côté, la forme parfaite, de l’autre, son créateur : un ivrogne. Après qu’on les eut présentés, ils scellèrent dans le saké l’amitié d’une vie.

    L’amitié : le deuxième fil auquel la vie de Haru tiendrait.

    Aujourd’hui campait devant lui la mort sous l’apparence d’un jardin et tout le reste, hors ces deux instants à un demi-siècle de distance, était devenu invisible. Un nuage frôla le sommet du Daimon-ji et déposa dans son sillage un parfum d’iris. Il pensa : Il n’y a plus que ces deux instants et Rose.

    Rose, le troisième fil.

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  2. shinichi Post author

    Muriel Barbery

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Muriel_Barbery

    Muriel Barbery, née le 28 mai 1969 à Casablanca (Maroc), est une romancière française.

    Agrégée de philosophie (1993) à l’École normale supérieure (Paris), elle commence sa carrière à l’Université de Bourgogne.

    Elle enseigne ensuite à Saint-Lô. Lauréate d’une résidence à la Villa Kujoyama, elle quitte son poste de professeur de philosophie dans un IUFM pour venir habiter, en 2008 et 2009, à Kyoto, avec son mari Stéphane Barbery.

    Souhaitant rester dans l’ombre des médias et du public, elle vit loin de la pression médiatique. Revenue en Europe, elle a résidé à Amsterdam, puis s’est installée en Touraine. Elle est divorcée de Stéphane Barbery, et remariée.

    En août 2020, elle fait l’objet d’un entretien avec Amélie Nothomb par Didier Jacob pour L’Obs.

    Son roman L’Élégance du hérisson (2006) fait l’objet, deux ans plus tard, d’une adaptation au cinéma : Le Hérisson avec notamment, Josiane Balasko, Garance Le Guillermic et Togo Igawa.

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  3. shinichi Post author

    Villa Kujoyama (ヴィラ九条山)

    http://www.villakujoyama.jp/ja/

    La Villa Kujoyama est un établissement artistique français, situé sur le mont Higashi à Kyoto et destiné à l’accueil en résidence d’artistes et de créateurs français. Construite en 1992 par l’architecte Kunio Kato1, la Villa Kujoyama est aujourd’hui l’un des plus anciens et plus prestigieux programmes de résidence français en Asie.

    En 2017, la Villa Kujoyama fête ses 25 ans. Elle a accueilli depuis sa création 341 artistes et créateurs qui ont ainsi pu développer un projet en lien avec le Japon, dans les champs les plus variés de la création.

    Depuis 2014, la Villa Kujoyama est l’un des cinq établissements de l’Institut français du Japon et bénéficie du soutien de la Fondation Bettencourt Schueller et de l’Institut français.

    Construite en 1992, la Villa Kujoyama est le fruit d’un projet antérieur qui remonte à 1926 alors que Paul Claudel occupe encore le poste d’Ambassadeur de France au Japon2. L’idée initiale de ce dernier est d’établir un centre culturel dans la région du Kansai ; ce projet se développe grâce à l’aide de Katsutaro Inabata 稲畑勝太郎 (1862-1949), alors Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Osaka3. L’industriel japonais parvient à réunir un groupe de japonais francophiles et crée la Société de rapprochement intellectuel franco-japonais par laquelle les fonds nécessaires sont rassemblés pour la construction d’un établissement culturel sur le mont Higashi, à l’emplacement actuel de la Villa Kujoyama.

    D’abord imaginé comme une université d’été proposant sur trois ans et à raison de dix semaines par an un enseignement de langue et de culture française, le projet de l’établissement est quelque peu modifié. Il est décidé de le nommer Institut franco-japonais, de l’ouvrir tout le long de l’année et de lui attribuer des missions d’enseignement de la langue française et de sensibilisation aux idées françaises.

    La Société de rapprochement intellectuel franco-japonais assure la tutelle de ce nouvel Institut, construit grâce à des fonds japonais, le fonctionnement et la programmation culturelle sont quant à eux pris en charge par le gouvernement français. L’Institut franco-japonais est inauguré le 5 novembre 1927 et est dirigé dans ses premières années par le géographe Francis Ruellan.

    C’est en 1936 que l’Institut franco-japonais est transféré près de l’Université Impériale dans le quartier d’Izumidono alors en plein développement. Un nouveau bâtiment voit le jour tandis que le site construit sur le mont Higashi en 1926 est laissé à l’abandon pendant près de cinquante ans.

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